Critique des conditions de la durabilité: application aux indices de développement durable. (Bruno Kestemont)

 

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ANNEXES

 

ANNEXE I: Modèles de développement selon Bajoit

 

L’évolution des modèles de développement d’après Guy Bajoit (adapté d’Iteco, 2003, Bajoit 1990 et 1997).

 

Développement: amélioration des conditions sociales et matérielles de vie

Modèle de la Modernité

 

Modèle de la révolution

Modèle de la compétition

Modèle du conflit

Modèle de l’identité culturelle

Théorie du fonctionnement sociétal (Bajoit)

Les causes du sous-développement

Résistance et inadaptation des sociétés traditionnelles et conservatrices au développement de la modernité

Impérialisme économique, politique, idéologique des pays du centre sur ceux de la périphérie avec la complicité des élites locales

L’interférence de la logique politique étatique sur la rationalité économique

L’absence de démocratie qui étouffe les mouvements sociaux et empêche la conflictualité sociale

L’impérialisme culturel qui étouffe les dynamiques socioculturelles locales

L’absence ou l’insuffisance des gestionnaires dirigeants

La définition du développement

Le passage de la société traditionnelle à la société moderne

Le passage de la société dominée par l’impérialisme allié à la bourgeoisie nationale, à la libération nationale et sociale

Le passage de l’intervention de l’Etat dans l’économie au libre jeu de la rationalité économique

Le passage de la dictature à une société démocratique

La récupération par les peuples de leurs racines identitaires et culturelles

La capacité à résoudre les 4 problèmes vitaux de la vie collective:

-gestion des ressources;

-ordre;

-socialisation;

-solidarité

Les politiques de développement

La modernisation économique, sociale, administrative, politique et culturelle, le changement des mentalités

La révolution nationale et sociale. Prise du pouvoir et mise en place d’un programme révolutionnaire: nationalisations, substitution des importations, …

La compétition, la privatisation et la responsabilisation financière

L’organisation des mouvements sociaux

La promotion des dynamiques socioculturelles locales dans des actions communautaires, de subsistance, autocentrées, durables, appropriées,…

Elimination des gestionnaires dominants et création des conditions d’apparition de gestionnaires dirigeants. Formation d’acteurs populaires offensifs.

Les acteurs

L’élite modernisatrice de l’Etat

L’élite révolutionnaire du parti unique contrôlant l’Etat

L’élite privée innovatrice

L’élite sociale solidaire privé

Les communautés de base

Acteurs gestionnaires et populaires.

Les projets de coopération

L’assistance technique

La solidarité politique

L’appui au secteur privé (PMEs)

La solidarité à la base, l’appui aux structures de base

 

Soutenir les acteurs dirigeants, retirer son soutien aux acteurs dominants

Conception

Technique

Politique

Economique

Sociale

Culturelle

Structurelle

 

Bajoit (1990) reconnaît que les politiques de développement relèvent généralement – et ont toujours relevé - de plusieurs de ces conceptions.

 

 

Parenté entre théories du développement et idéologies de l’industrialisation (Bajoit, 1990)

 

Théories du développement

Acteur:

Etat

Acteur:

Société civile

Politique de progrès technique

Théorie de la modernisation

Théorie de la compétition

Politique de progrès social

Théorie de la révolution

Théorie des conflits

 

Comparez avec le tableau ci-dessous:

 

Idéologies et acteurs de l’industrialisation

Voie étatiste de l’industrialisation

Voie civiliste de l’industrialisation

Politique de progrès technique

Nationalisme

Libéralisme

Politique de progrès social

Communisme

Socialisme démocratique (mouvement ouvrier)

 

«Tout se passe comme si les théories scientifiques n’avaient d’autre but que de donner un label de crédibilité aux politiques économiques et sociales qu’entendent mener les acteurs (…)».

 

Discussion

 

Bajoit (1997) considère les 5 premiers modèles comme ethnocentriques. Le modèle de l’identité culturelle serait également ethnocentrique car il découlerait d’une culpabilité occidentale palliée par le mythe occidental du bon sauvage (voir Bruckner, 1983). Mais le modèle d’identité culturelle relève à mon avis d’une autre dimension dont l’ethnocentrisme ne serait qu’une variante. On peut en effet appliquer les théories du développement dans différents contextes culturels ou historiques. Ces contextes introduisent des variantes importantes. Le marxisme africain de Cabral n’a plus grand chose à voir avec le trotskisme prolétaire ou le maoïsme paysan. Les variantes communistes sanguinaires (Staline, Pol Pot, …) n’ont pas grand chose à voir avec le communisme occidental plus «démocratique»[185]. De même, le nationalisme peut prendre des formes très variées suivant ses fondements idéologiques (racisme, régionalisme, linguistique, fondamentalisme religieux, …) et son degré plus ou moins démocratique (de la dictature à la démocratie ). Enfin, les variantes culturelles et historiques du libéralisme et du «socialisme démocratique» peuvent donner des systèmes où l’Etat et la «société civile»ont des rôles économique très variables .

 

En 1997, Bajoit considère que le modèle libéral est devenu hégémonique (pratiquement le seul à encore bénéficier d’une légitimité internationale) et ne se trouve mis en cause que par deux courants:

-le courant du développement durable , qui ne serait en fait qu’une variante du modèle libéral, et porté par l’ONU

-le courant culturaliste, quant à lui radical et porté par l’UNESCO

 

La dernière théorie, proposée par Bajoit suppose des normes éthiques minimales universelles basées sur les Droits de l’homme et le refus de l’impérialisme (1997, p.37). Il faut en effet définir des règles minimales de bon voisinage entre modèles culturels. Elle permet la diversité et se caractérise par un accent plus prononcé sur la capacité et la qualité que sur la transformation et la quantité. Comme pour les culturalistes, la notion de «développement » se trouve cadrée par des limites , non plus comme une croissance linéaire et indéfinie. Il s’agit pour chaque variante culturelle (régionale?), d’atteindre un optimum qualitatif suivant les ressources humaines, technologiques et matérielles historiques disponibles.

 

L’objectif du développement (durable) ne serait alors plus que d’aider chaque pays à disposer de ces conditions minimales pour sa reproduction qui sont (Bajoit, 1997):

-la capacité de gestion des ressources humaines et matérielles

-la capacité de gestion de l’ordre interne et externe

-la capacité de gestion de la socialisation des membres

-la capacité de gestion de la solidarité collective

 

Ces 4 capacités doivent être gérées sur deux plans:

-un plan normatif (éducation et adaptation des individus)

-un plan de transformation (gouverner, légiférer, mobiliser, négocier, innover)

 

Il semble que ce modèle repose sur les capacités de la société, alors que le modèle de Sen repose sur la capacité des individus. A ce titre, le modèle de Bajoit peut être compatible avec le modèle de la réciprocité de Temple.

 

 

ANNEXEII: ajustements structurels en Guinée-Bissau .

 

J’ai été un témoin privilégié de la libéralisation et des ajustements structurels entre 1985 et 1991 en Guinée-Bissau . En arrivant en Guinée-Bissau, alors dans les statistiques un des pays les plus pauvres du monde, je fus surpris par la relative opulence de la population et l’absence de misère manifeste ou de poches de famines. Il s’avéra que protectionnisme, et surtout le système d’organisation interethnique traditionnelle, assuraient l’autosuffisance alimentaire et la redistribution.

 

Le pays était dirigé par le parti unique qui avait obtenu l’indépendance en 1974, le PAIGC, avec à sa tête un président issu de la frange «dure» de l’armée de libération[186], arrivé au pouvoir lors d’un coup d’Etat en 1981. Nino s’avéra être un adepte de la dictature (du prolétariat sans prolétariat). Des méga-contrats «clé-sur-porte», comme une usine à huile dont la production nationale n’arriva jamais à remplir ne fût-ce que les tuyaux, un aéroport international magnifique relié à la capitale par une quasi-autoroute, des ports surdimensionnés au fonds de bras de mer inaccessibles, furent régulièrement signés avec des firmes étrangères, suivant le processus triangulaire classique: une multinationale monte un projet de toute pièce en prévoyant le financement par une banque internationale de développement . La signature complaisante d’un Ministre corrompu ou illettré[187] endette le pays pour des générations en faisant croire à la population qu’il s’agit d’aide internationale.

 

Une économie basée sur un endettement exponentiel n’était assurément pas durable. Une frange du PAIGC commença, derrière Nino et le FMI , à envisager la libéralisation du commerce. Des nostalgiques de Cabral (qui avait pu assurer un développement des zones libérées pendant près de dix ans, suivant une méthode plutôt maoïste ou cubaine, sans le moindre endettement) s’opposaient. Nino dut alors durcir sa dictature. Le vice-premier ministre, Paulo Correia (le dernier Balante encore au pouvoir) fut fusillé en 1985 avec 6 compagnons pour «conspiration» , et 2000 «complices» furent jetés en prison.

 

En 1986, le pays subit pendant 6 mois une pénurie totale de carburant en raison de difficultés de payement de ses dettes extérieures et le refus du FMI d’encore intervenir. L’activité d’économie sociale de l’Etat («magasins du peuple») dans les campagnes s’en trouva complètement paralysée, tandis que la ville souffrait de difficultés alimentaires. A la même époque, un ingénieur guinéen de mes collègues disparut en prison pour «propos contre le président». Plus tard, un des Ministres les plus progressistes fit un accident de voiture inexpliqué. Fin 1986, le PAIGC ayant fini de se débarrasser des éléments les plus gênants, put enfin «constater la faillite de la collectivisation» (Temple, 1987b), et ouvrir le pays à la libéralisation:

 

«L’initiative privée réglée jusqu’à un certain point par la loi du marché peut et doit jouer un rôle positif dans l’organisation et la consolidation de la machine productive de façon à ce qu’elle contribue effectivement à la croissance de la richesse nationale, favorisant ainsi l’accumulation et la création d’excédents (…)

Parallèlement, on devra appuyer et encourager le développement d’entreprises agricoles modernes du secteur privé orientées vers la production de biens exportables ou destinés à l’agro-industrie. Pour réaliser ces objectifs, une législation sur la terre est nécessaire afin de faire respecter les formes traditionnelles de possession de la terre là où celles-ci n’entravent pas l’augmentation de la production …

Les communautés rurales et les propriétaires individuels de terres doivent respectivement en effectuer l’enregistrement selon la loi» (PAIGC, 1986)[188].

 

Un discours en rupture totale avec le Marxisme culturaliste africain de Cabral. Un discours aussi, susceptible de choquer profondément les populations rurales attachées à leurs traditions.

 

La structure de crédit rural pour laquelle je travaillais dans les provinces du Sud fut alors décrétée par la Banque mondiale comme «exemple à suivre» dans le pays , en raison des taux de remboursements proches de 100% (Kestemont, 1989). Ce que la Banque n’avait pas remarqué dans son analyse sommaire, c’est que nous travaillions à une échelle réaliste, càd essentiellement sur des petits projets ce qui garantissait évidemment le remboursement. Nous fûmes donc immédiatement mis à contribution pour «évaluer la faisabilité» des projets de crédit financés par la banque mondiale dans nos campagnes. Il s’avéra que ces projets n’avaient d’autre but que de cadastrer des terres en vue de leur privatisation, comme expliqué plus haut. Aucun Balante ne mordit à l’hameçon. Seules quelques villages récemment convertis à l’islam et disposant de forêts en abondance tombèrent dans la panneau, ce qui augurait mal de la protection de ces forêts exceptionnelles[189].

 

Dans le même temps , les marchés de la capitale s’achalandaient. Une bourgeoisie apparut progressivement dans l’entourage des coopérants étrangers. On vit l’ouverture de magasins de luxe, d’un hotel Hilton etc. L’engouement pour un marché réel de riches coopérants et de bourgeois jusque là discrets donna à la capitale une apparence de développement spectaculaire, tandis que l’Etat disparaissait des campagnes. On assista, de la part des techniciens guinéens mis au chômage, à une course aux «prêts de la Banque mondiale » qui encourageaient les «entrepreneurs»à ouvrir non seulement des plantations , mais également des restaurants, des hôtels et même une pâtisserie! Les marchands sénégalais, plus riches, eurent accès aux riziculteurs du Sud du pays , ce qui sonna le glas alimentaire des citadins pauvres et des éleveurs de l’Est. Des signes de famines se firent voir pour la première fois depuis les années 70. La misère apparut en ville, de même que les prostituées, les petits et gros délinquants, la violence urbaine. A mon retour en 1991, la démocratie était enfin annoncée, imposée par les institutions internationales. Les techniciens avaient vidé les campagnes pour tenter leur chance en ville. La presse jouissait assez maladroitement encore d’une liberté nouvelle. Une petite bourgeoisie était née comme prévu (la théorie voulait qu’une bourgeoisie était nécessaire pour tirer le développement). Les rues de la capitale étaient embouteillées! Mais à la campagne, les dispensaires manquaient de tout, tandis que l’Est mourait de faim. En ville, on n’osait plus fréquenter certaines rues gagnées par des mafias diverses, les infrastructures publiques étaient délabrées, la plupart des hôtels et restaurants du boum initial étaient fermés pour cause de faillite tandis que d’autres, en province, achevaient de tomber en ruine. Ala campagne cependant, des coopératives avaient pris le relais de l’Etat pour assurer des services de base comme le crédit rural ou la commercialisation des produits. Certains anciens fonctionnaires trouvèrent du travail dans des projets de développement portés par des ONGs étrangères[190], mais nombre d’entre eux traînaient à la ville à la recherche d’un improbable travail au service de coopérants ou de bourgeois. Les transports publics avaient fait place à une profusion de taxis, ce qui redonnait quand même un peu d’emploi aux anciens conducteurs et mécaniciens formés dans les projets ruraux de l’Etat disparu.

 

Après maints ajournements, et sous la pression conjointe de la population et des organismes internationaux, Nino organisa finalement des élections multipartites et fut élu à une courte majorité avec le PAIGC en 1994, non sans que quelque soupçons planent sur la crédibilité des résultats. Mais les observateurs internationaux pouvaient déjà être contents qu’il y ait eu des élections. Nino poursuivit les ajustements structurels qui entérinaient le désengagement de l’Etat et l’abandon des campagnes par les développeurs. Face au mécontentement croissant de campagnes de plus en plus abandonnées à leur sort mais néanmoins sollicités pour nourrir la ville, Nino, craignant de ne plus être réélu, postposa les élections de 1998. Après 6 mois, au premier prétexte, l’armée (à majorité balante) se révolta derrière un autre héros de la lutte d’indépendance, Ansumane Mané (illettré d’origine gambienne et jusque là fidèle chef de la répression présidentielle). Le Président fit appel à la France et au Sénégal. La situation se détériora et tourna rapidement à l’affrontement entre «rebelles» guinéens (98% de l’armée avec l’appui de la population) et une force d’invasion sénégalaise qui accumulait les bavures dans sa traque contre l’armée guinéenne revenue aux bonnes vieilles méthodes de la lutte d’indépendance. La France apportait un appui logistique à cette force étrangère au secours du «président légitimement élu» qui ne pouvait plus compter que sur sa garde rapprochée. L’occasion permit au Sénégal régler ses propres problèmes en déversant à la frontière des milliers de mines antipersonnelles pour couper la retraite historique en Guinée-Bissau des séparatistes casamançais. Les pertes de soldats sénégalais dans cette guerre devenue illégitime furent trop lourdes pour passer inaperçues dans l’opinion publique sénégalaise. Des villages guinéens amis des rebelles casamançais furent balayés à l’abris des médias. Pendant ce temps , comme la plus grande partie du conflit frontal se déroulait à la capitale, 325000 guinéens (un tiers de la population) furent déplacées et trouvèrent refuge à la campagne qui leur ouvrit les bras. L’aide humanitaire d’urgence n’arriva pas à pénétrer dans le pays , bloquée par l’armée sénégalaise et ses opérations de nettoyage aux frontières. Mais ce fut la campagne, comme au temps du maquis et fidèle à sa réputation, qui sauva les réfugiés Un de mes anciens collègues guinéens me raconta comment les portes des campagnes s’étaient ouvertes à tous ces inconnus qui venaient y trouver refuge, partageant le toit et la nourriture comme de bonne tradition, absorbant, à l’abris du regard des médias occidentaux, les centaines de milliers de réfugiés victimes de la mondialisation forcée.

 

Au bout d’une petite année, les armées étrangères ayant été vaincues et l’ancien dictateur «légitimement élu[191]» ayant trouvé refuge en Europe, l’armée rentra dans ses casernes et remit immédiatement le pouvoir aux civils. «La place de l’armée est dans ses casernes, dont elle n’aurait jamais dû sortir» (Mane, 1998) [192]. Les premières élections multipartites libres eurent lieu peu de temps après. Elles furent gagnées par un Balante quelque peu populiste, ancien opposant de Nino.

 

 

ANNEXE III: Economie et durabilité: conflit ou convergences?

 

Compte rendu d’une conférence de W.E. Rees, de l’Université de la Colombie-Britannique, à la Conférence économique 2001, Ottawa, Canada, 6/6/2001.

 

Résumé: Exposé partant des "mythes" de la théorie économique servant de base au néo-libéralisme pour terminer sur le "monde réel" où les hypothèses nécessaires à la théorie de l'équilibre général sont systématiquement contredites.

 

L'expansionnisme associé à l'économie néolibérale est en particulier fondé sur le mythe de l'environnement illimité. La Commission Brundtland elle-même se range dans ce camp, en déclarant que la technologie pourra encore pendant longtemps reculer les limites imposées par l'environnement grâce aux sauts qualitatifs et à la substitution . C'est le triomphe mythologique de l'esprit humain sur la nature. A la limite, l'environnement ne serait plus nécessaire au développement , de sorte que la meilleure voie vers le développement durable est et resterait le libéralisme. Beckerman (1992) résume ce mythe dominant par la phrase "... la façon la plus sure d'améliorer votre environnement est de devenir riche".

 

La réalité est tout autre, et c'est dans les rangs des praticiens et chercheurs de l'économie conventionnelle que fusent les arguments les plus acerbes.

 

D'abord, le jargon utilisé est typiquement idéologique. la "vérité" du marché global est présentée comme "inévitable", "post-idéologique", "éternelle". Les sociétés qui essayent d'échapper à sa "loi" sont "sévèrement punies" et doivent subir un "traitement de choc".

 

Ensuite, au contraire de toute démarche expérimentale, où l'on teste le modèle avant de l'adapter à la réalité, les praticiens du mythe économique font tout pour adapter la réalité au modèle. Il s'agit d'un cas typique d'absolutisme.

 

On observe dans la réalité que la maximisation du revenu n'augmente pas le bien-être. Le "libre marché " orthodoxe promu par les agences internationales (FMI ) et certains gouvernements pervertit en fait l'économie en négligeant les facteurs non marchands du bien-être: environnement sain, beauté naturelle, stabilité, sécurité, justice etc. Les praticiens du néolibéralisme restent d'ailleurs muets sur les catastrophes engendrées à grande échelle par les "ajustements structurels" dans les PVDs. La politique de développement actuelle semble en fait détruire plus de valeur économique réelle que n'en accumulent les intérêts privés. L'auteur pense qu'une manière d'en sortir serait de quantifier les valeurs publiques en donnant aux gouvernements le mandat de réguler ce que le marché ne peut réguler. Le contraire de la tendance actuelle.

 

Le modèle économique monétaire est tourné sur lui-même et ne fonctionne qu'en faisant abstraction de l'environnement extérieur. Ce modèle de "flux circulaires" est "incapable par essence" d'appréhender le lien avec le monde extérieur. Par définition, le modèle néolibéral est coupé de la réalité des matériaux, sources d'énergie, structure physique et des processus temporels (irréversibilité) nécessaires à la compréhension des écosystèmes. Il leur est donc impossible d'en tenir compte.

 

Même dans la sphère du marché , le modèle néolibéral est voué à l'échec. En théorie, l'équilibre compétitif de libre marché est optimal: à l'équilibre, aucune avancée ne peut se faire sans recul au moins équivalent pour autrui (Pareto). Donc, par définition, toute intervention gouvernementale sur le marché, pour défendre l'intérêt commun, devrait être inefficiente. Cependant, cet idéal théorique dépend de diverses hypothèses plus irréalistes les unes que les autres: réduction des marges de production et de consommation, concurrence parfaite dans une hyper-infinité d'acteurs, connaissance parfaite des marchés présents et futurs par tous les acteurs, et infinité de marchés futurs.

 

L'orateur est très critique sur l'autisme des économistes américains dominants: "L'économie ne traitera que d'elle-même" tant qu'elle refusera de percevoir les évidences de la faiblesse de ses fondements. Il craint en outre la contagion sur les sciences sociales et politiques qui tendent, au nom de la maximisation de l'utilité, à éliminer toute trace de culture , d'histoire, de personnalité ou de toute autre qualité qui pourrait salir le modèle unique.

 

L'orateur se tourne ensuite vers le monde réel. Il reconnaît les performances économiques mondiales sans précédent permises "par la libéralisation des marchés" et la transition démographique ces 20 dernières années. Il dresse ensuite une longue liste de catastrophes pour l'écosphère. S'il considère que les inconvénients environnementaux de la croissance "tombent sous le sens commun", il met en doute la compétence des économistes à prendre ces problèmes en compte. le mieux qu'ils puissent faire est selon lui de considérer ces problèmes comme des "échecs du marché " et essayer de les corriger par une politique typiquement orientée-marché: Privatisation, meilleur prix des ressources, taxes environnementales avec pour but l'internalisation des coûts .

 

Il considère ces mesures incomplètes, simplificatrices, incompatibles avec le comportement des écosystèmes, voire dangereuses à cause des "pertes d'information non triviale" qu'elles comportent. Il est convaincu du fait que l'économie conventionnelle ne peut pas résoudre la crise écologique.

 

Il poursuit en affirmant qu'elle ne peut pas non plus résoudre la crise du bien-être. Le marché ignore en effet toute considération éthique ou morale, de même qu'elle ignore l'équité distributive. Le marché abolit le "bien commun". Ses effets dévastateurs sont particulièrement sensibles dans les PVDs. "Le mythe expansionniste ne se fait pas seulement au détriment des écosystèmes, mais également au détriment de millions de personnes appauvries".

 

L'orateur met ensuite en doute la capacité des technologies à substituer les rôles les plus importants de la nature. En effet, cela revient à substituer de la consommation par du capital, ce qui diminue globalement les capacités de production. Rees cite l'exemple de la pisciculture de Saumon qui, quoique économiquement rentable, consomme des quantités astronomiques d'énergie fossile seulement pour retirer 3-4 Kg de poissons dans les mers du Sud pour chaque Kg de saumon d'élevage, soit plus de dépenses pour une productivité globale (en protéines de consommation) 3 ou 4 fois moindre, et un transfert de protéines des pauvres au riches. Et de conclure qu'une technologie coûteuse de substitution remplace invariablement un service supérieur et gratuit de la nature.

 

Sous le titre "rendements décroissants", Rees fait remarquer qu'au delà d'un certain seuil de revenu, le bien-être diminue au lieu d'augmenter, comme le montrent les innombrables statistiques des pays développés et des USA en particulier (multiplication des suicides, divorces, dépressions, violences etc., et diminution du nombre de gens déclarant être "heureux"). Il s'interroge sur les raisons qui poussent les pays développés à intensifier leur fuite en avant, alors même qu'elle se fait au détriment de l'environnement et de l'accession de la majorité de la planète au minimum vital.

 

Enfin, l'éminent Professeur propose une alternative: l'économie écologique .

 

L'économie écologique part d'une vision radicalement différente mais plus proche de la réalité. Premièrement, l'économie est partie intégrante du système global . Deuxièmement, ce dernier est fini. Le sous-système économique ne peut donc croître que dans les limites du système global, comme dans la réalité, et son développement n'est possible qu'en organisant un flux plus optimal des matières (recyclage). A l'image de tout système "ouvert auto-organisé", son comportement est non linéaire, voire chaotique, et en tout cas non déterminé par la mécanique simpliste néolibérale. Plus fondamentalement, ces systèmes sont des structures dissipatives nécessitant un flux continu d'énergie, de matériaux et d'informations (différentes formes d'exergie) pour se maintenir ou évoluer. Le second principe de la thermodynamique est d'application: unidirectionnel et irréversible plutôt que cyclique, comme dans l'ancien modèle économique.

 

Cette vision "prigoginienne" a des implications opérationnelles. Premièrement, les productions économiques sont toutes des productions secondaires du système. Elles sont essentiellement des processus de consommation (la production est le fait de l'écosphère, par augmentation de l'entropie). L'accroissement de capital économique se fait nécessairement au détriment du capital naturel. La relation entre l'économie et l'écosphère est quasi-parasitique et les prix du marché ne sont pas des indicateurs fiables du développement durable . La croissance économique matérielle n'est donc pas une solution unique pour le développement durable: au contraire, l'attention des économistes écologiques se porte sur le développement qualitatif.

 

L'orateur retrace ensuite, suivant cette théorie, l'évolution de l'humanité. Il fait remarquer qu'en écologie humaine, on considère l'homme comme une espèce "déprédatrice" ("patch disturbance species"), qui comme d'autres grands mammifères semi-nomades, détruit son lieu d'établissement et les alentours avant de migrer vers un autre lieu. "Notre potentiel de non durabilité pathologique est probablement inscrit dans le génome humain". Notre remarquable adaptabilité nous a permis de coloniser une grande partie des habitats naturels, et le potentiel d'expansion se réduit aujourd'hui.

 

La croissance de l'humanité s'est donc faite activement ou passivement au détriment d'autres espèces et de la dégradation de l'écosphère. Cette belle histoire a cependant aujourd'hui une fin prévisible, quoique le mythe de la croissance infinie soit entretenu dans les sociétés les plus riches grâce à la surexploitation du capital naturel mondial.

 

Le niveau d'extermination des espèces est 1000 fois supérieur à ce qu'il était avant l'apparition de l'homme. Surprenant pour une espèce convaincue de vivre en dehors de la nature!

 

Le conférencier définit ensuite la "l'empreinte écologique " (ecological footprint) d'une société humaine comme la "surface d'écosystèmes nécessaire sur une base continue pour produire les ressources qu'elle consomme et pour assimiler les déchets qu'elle produit quel que soit l'endroit de la planète où ces écosystèmes sont localisés". L'empreinte écologique individuelle calculée est ainsi de 10-12 ha pour les pays développés, contre moins d1 ha pour les pays les plus pauvres, avec une moyenne de 2,8 ha. Les pays riches densément peuplés vivent donc inévitablement de l'importation de capacité de charge en provenance d'autres pays. Le pouvoir d'achat énorme des pays riches leur permet d'étendre leurs racines dans les pays exportateurs de déficit écologique et dans l'écosphère.

 

Suivant cette analyse, la mondialisation et l'ouverture des frontières n'augmente pas la capacité de charge globale, mais permet aux pays ou régions de dépasser leur propre capacité en contribuant tous ensemble à atteindre plus rapidement les limites de capacité globale (l'ozone ou le changement climatique illustrent ce point). La mondialisation entretient donc le mythe de la croissance illimitée dans les pays riches et puissants, dans la mesure où elle permet même son accélération. Une comparaison internationale met ce phénomène en évidence, démontrant qu'en terme de quantités de capacité de charge échangées, la Chine et l'Inde payent le plus lourd tribu alors que les USA se taillent la plus grande part du gâteau mondial.

 

Sans surprise, les calculs montrent que globalement, nous dépassons la capacité de charge de la planète. Autrement dit, nous "mangeons notre capital naturel" à une vitesse accélérée. Au point que sans avancée technologique, il faudra moins d'1/2 siècles pour qu'il n'en reste pas de quoi maintenir notre mode de vie actuel.

 

Rees affirme que la crise de la durabilité n'est pas un problème technique ni économique, mais un problème de dysfonctionnement écologique humain. Une meilleure gestion des ressources naturelles ne suffira pas à résoudre le problème: seule une dynamique collective de "savoir-vivre" avec la nature pourrait limiter les dégâts. Cependant, l'orateur considère cette voie comme prématurée dans la mesure où la majorité des êtres humains n’est pas satisfaite de son niveau de vie matérielle et est déterminée à l'améliorer. C'est particulièrement vrai pour la majorité de la population des PVDs qui n'a pas de quoi subvenir à ses besoins fondamentaux. D'après lui, une réduction de l'empreinte écologique des pays développés est indispensable pour la durabilité. Le marché n'est d'aucune utilité pour atteindre la durabilité. Il faudrait mettre en oeuvre des politiques explicites pour:

 

-réduire la population partout;

-réduire la consommation matérielle des pays riches par de meilleures technologies;

-y encourager des modes de vie plus simples, moins "matériels-intensifs";

-fournir aux PVD les meilleures technologies disponibles pour limiter l'impact de la croissance essentielle.

 

L'orateur constate qu'aucune de ces solutions n'est à l'ordre du jour: la première n'a pas droit de cité, la majorité des politiciens écarte la seconde, la troisième est jugée naïve ou irréalisable ("le style de vie américain n'est pas négociable"), et la moralité dominante du marché , y compris l'émergence des droits de propriété intellectuelle, interdit la quatrième. Et de conclure: "Notre voie de développement ne mène pas encore vers la durabilité".

 

 

Résumé par Bruno Kestemont

Empreinte écologique: http://www.rprogress.org/programs/sustainability/links.html

International Society for Ecological Economics: http://www.ecologicaleconomics.org/

 

 

ANNEXE IV: Les célèbres Bijagos, coupés du monde?

 

Il y a en Guinée-Bissau des îles peuplées d’une des rares sociétés africaines d’apparence «authentique» pour un visiteur extérieur, et beaucoup étudiée par les anthropologues pour leur statuaire, leur folklore (photo) et en tant qu’une des dernières société matriarcale[193]: les Bijagos. Ils représentent dans le pays l’exemple type de la société traditionnelle, dont les îles permettent l’isolement du continent et du «développement ».

 

Chemin dans les mangroves à marée basse (îles bijagos, 1991)

 

danseur cabaro (bijago, 1991)

 

J’ai eu en 1991 l’occasion d’effectuer une mission d’évaluation d’un projet qui n’y fonctionnait pas du tout: sur 100 pêcheurs visés, un seul participait au projet. Les experts, après une étude anthropologique sommaire, pensaient qu’une des raisons de l’échec était culturelle(la difficulté pour ce peuple – malgré son passé marin mythique – de regagner la mer). Une première réunion officielle dans un village semblait confirmer cette impression: de toute évidence, les villageois n’étaient pas intéressés à acheter un moteur hors-bord (contre du poisson) à crédit. Entre-temps , nous avions déjà démontré que le projet souffrait d’un problème de rentabilité pour le pêcheur vu le prix anormalement bas du poisson sur le marché de la capitale, à cause des tonnes de poisson surgelé déversés comme prix des droits de pêche par les chalutiers européens conformément à un accord signé avec l’UE (Kestemont et Le Menach, 1992). Les coopérants gardaient une certaine distance avec les Bijagos car ils voulaient instaurer une relation de type commerciale pour permettre au projet de perdurer après leur départ, et ils ne voulaient pas perturber la vie traditionnelle. J’avais prévu de rencontrer plusieurs «groupes cible» directs et indirects pour vérifier la thèse culturelle et je commençai à me promener sur l’île en attendant que le roi veuille bien me recevoir.

 

A l’approche d’un village bijago, on a l’impression d’entrer dans un monde mythique et peu hospitalier. Les chemins sont balisés par des signes végétaux qui renforcent une impression d’omniprésence de la magie (photo). Les paysans presque nus semblent ne pas comprendre un mot de Kriol et refuser tout contact avec les visiteurs.

 

 

Balisages magiques à l’approche d’un village bijagos (Meneque, Canhabaque, 1991)

 

J’attendis donc un jour ou deux que le roi vienne me voir lui-même, comme on me l’avait conseillé. Mais finalement, las de l’attendre, je pris le risque diplomatique d’aller le rencontrer moi-même au village et je le rencontrai par hasard au détour d’un chemin. Je lui expliquai mes intentions. Il me permit alors d’aller voir Untel en son nom et de passer la nuit au village.

 

Paysans bijagos, Canhabaque, 1991

 

Ma première réunion «entre deux yeux» fut très différente de la réunion «officielle». Je demandai à mes interlocuteurs (devenus presque plus nombreux que lors de la réunion officielle) pourquoi ils ne participaient pas au projet. Ils me répondirentaussitôt:

 

«Mais parce que ce n’est pas intéressant! Vous pêchez toute la nuit et quand vous arrivez au bâteau-collecteur, non seulement on ne vous donne que 2 pesos le kg, mais en plus on ne vous donne même pas à boire ou à manger, si vous ne vous faites pas insulter par dessus le marché ».

 

Ils me tenaient un raisonnement mêlant analyse de rentabilité marchande et éthique des relations humaines.

 

La confiance établie, il fut convenu que je reviendrais m’installer au village une semaine entière pour passer tour à tour dans les différents groupes concernés de près ou de loin par la pêche (càd tout le monde). Cette enquête «participative» me permettrait de comprendre les impacts ou blocages directs et indirects du projet et les raisons de la faible participation .

 

Je me fis donc débarquer un peu plus tard sur l’île, armé de trois choses: la panoplie complète des salutations d’usage, en langue bijago, la position d’humilité dans laquelle me mettait cette situation d’hôte et quelques cadeaux (huile, oignons, sucre) pour la famille qui m’avait accueilli la première nuit. Je rencontrai une vieille paysanne bijago qui fit d’abord semblant de ne pas voir l’Etranger. Je commençai les salutations. Habituellement, on salue en Kriol, et une vieille femme ainsi rencontrée sur le bord d’un chemin fait mine de ne rien comprendre. Mais en bijago, elle ne pouvait pas ne pas répondre. Je continuai et nous échangeâmes ainsi une série de répliques, dignement, jusqu’à ce que je fasse signe que j’étais au bout de mon répertoire. A ma grande surprise, elle s’esclaffa alors dans un parfait kriol: «mais où as-tu appris le bijago?». Je souligne car en deux ans et demi chez les Balantes, j’avais pris l’habitude que les femmes, surtout âgées, ne connaissent que très peu de kriol. Le kriol était à la longue devenu pour moi un signe de modernité des interlocuteurs: soit ils avaient été à l’école, soit ils avaient beaucoup de relations avec d’autres ethnies, soit ils habitaient la ville, soit ils s’intéressaient à la politique ou avaient participé à la guerre d’indépendance. Pendant mon séjour, je découvris avec stupéfaction, en utilisant la même politesse élémentaire dans les salutations, que les Bijagos de ce village connaissaient presque tous parfaitement le kriol.

 

Le peuple «le plus traditionnel» de Guinée-Bissau m’apparut alors comme le plus moderne que j’y aie connu[194]! Ce qui ne signifie pas le plus «marchand», j’insiste, même si on a vu plus haut qu’ils maîtrisaient parfaitement les principes marchands. En partageant pendant une semaine la vie du «seul pêcheur» qui participait au projet[195] j’ai pu vérifier que cette société fonctionnait avant tout sur la réciprocité : au retour de pêche, après avoir fourni son «poisson contractuel» au projet (pour rembourser sa dette marchande), il sillonne l’île pour offrir du poisson à une série de «cuisines» (à commencer par sa mère, ses sœurs etc). C’était le moins qu’on pouvait attendre d’une société réputée aussi «traditionnelle».

 

Mais voici en quelques mots les simples raisons de cette connaissance étonnante du monde que j’ai découvert en discutant avec de nombreuses personnes de groupes très variés.

 

Pour leur éducation, les jeunes bijagos doivent quitter leur île et parcourir le monde. Les femmes, habillées de raphia traditionnel dans leur village, enfilent par-dessus un pagne moderne dès qu’elle s’approchent de la ville. Jeunes gens et jeunes femmes passent ainsi plusieurs mois par an comme travailleurs saisonniers dans les plantations de cajou qui bordent Bissau, comme «bonne» chez un coopérant, comme danseur traditionnel dans les autres îles ou dans le Balai national qui parcourt le monde! De retour au village, que ce soit de manière permanente ou en visite de courtoisie pour les émigrés, ils se plient aux traditions, c’est tout simple. Et l’habit traditionnel est bien plus adapté à ces mangroves et rizières inondées que les habits modernes d’ailleurs plus chers.

 

Cette anecdote montre que le maintien de l’identité culturelle peut découler d’un choix de société et non de l’ignorance du monde moderne , comme le supposent parfois les «développeurs» ou au contraire les adeptes du «mythe du bon sauvage».

 

 

ANNEXE V: La puissance intrinsèque de l’Avoir

 

Nous pouvons nous interroger sur la puissance de l’Avoir . Il ne s’agit pas de stigmatiser l’Impérialisme occidental ou le néocolonialisme pris comme prétexte par de nombreux intellectuels Africains pour justifier le «retard de développement » ou la «perte des valeurs ancestrales» de l’Afrique (Kabou, 1991). Il n’y a certainement pas de mauvaise volonté de l’occident, de machiavélisme conscient. Mais la culture occidentale semble avoir une puissance d’expansion hors du commun. D’où tire-t-elle sa source?

 

Force nous est de constater que l’accumulation de richesses, quelle qu’en soit la cause, favorise une série de comportements permettant d’entretenir le cercle vertueux de l’accumulation de richesse:

  • acheter des armes plus puissantes, et des armées, et des alliés;

  • acheter de la force de travail, y compris intellectuelle;

  • s’approprier le patrimoine collectif (qu’il soit naturel par le droit de propriété , intellectuel par le brevetage ou économique par le capitalisme)

  • divulguer informations, propagande, publicité, rumeurs ou vérités;

  • s’autojustifier; se mentir à soi-même; se soumettre au dogme de la «main invisible»[196]

  • se défendre contre les pressions sociales et éthiques

 

Si elle permet d’échapper aux contraintes sociales en reconstituant un «monde des nantis», une sorte d’humanité reconstituée repliée sur elle-même, la force que procure l’argent peut alors s’auto-entretenir. Rejetés par les quartiers pauvres, les riches se regroupent dans des zones sécurisées où ils reconstituent une Humanité réduite, des liens sociaux «de classe» qui leur permette de continuer à Etre (besoins fondamental) alors que leur «argent travaille pour eux», automatiquement, à entretenir leur richesse. La richesse continue à s’approprier le patrimoine dont elle est issue: pétrole, terre, diamants, invention«personnelle» brevetée.

 

La Puissance de l’Avoir s’entretient et s’accumule donc de deux manières:

  • par la générosité, visage humain qui engendre réciprocité et soumission des esprits[197];

  • par la manipulation (publicité faisant appel aux pulsions);

  • par la distanciation qui permet d’affaiblir l’éthique[198];

  • sinon par la force.

 

L’Avoir , l’économie de marché , ne peuvent donc que se répandre partout où la réciprocité faiblit: zones de famines, de guerres, de chocs culturels nouveaux dus à la mondialisation elle-même, et enfin la distanciation inhérente à la mondialisation. Cabral (1972) reconnaît qu’une culture ne peut évidemment pas résister au génocide, à la ségrégation raciale ou à l’apartheid. Tout pillage extérieur, violent ou subtil, sape bien entendu les bases de la culture («pas de paradis social dans un désert économique» disait Mitterrand dans un contexte déplacé).

 

Mais en terme de développement durable , l’évidence de sa supériorité dans les chiffres (le PIB est corrélé à beaucoup d’indicateurs de progrès humains), ne démontrent rien, pas plus que l’assassin ne peut prétendre avoir une «force d’être» supérieure à celle de sa victime sous prétexte qu’il survit, lui.

 

La supériorité des USA et de l’occident ne démontrent pas que leur modèle est meilleur, mais bien qu’il est le plus compétitif . Sa force lui permet entre autre de démontrer qu’il est le meilleur suivant ses propres critères. Comme l’écrivait Lévi-Strauss (1978), «si le critère retenu avait été le degré d’aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n’y a guère de doute que les Eskimos d’une part, les Bédouins de l’autre, emporteraient la palme».

 

 

ANNEXE VI: La propriété privée

 

Une des caractéristiques du monde moderne est la généralisation de la propriété privée marchande.

 

La théorie néoclassique ne peut en effet tenir compte que des facteurs marchands de production. La propriété privée aliénable y joue un rôle capital. Le bien commun y est par contre étranger, externe.

 

La propriété n’est pas une invention du monde moderne et a sans doute toujours existé ne serait-ce que sous la forme collective non marchande de «territoiresde chasse» ou individuelle de défriche. Le débat sur la propriété ne date pas d’aujourd’hui. PtahHotep (-2500) disait déjà:

 

«Si tu es grand après avoir été petit,

Si tu es riche après avoir été pauvre …

Sache rester simple.

Parvenu au premier rang, n’endure pas

Ton cœur à cause de ton élévation;

Tu n’es devenu que l’intendant

Des biens de Dieu.»

 

Il y a toujours balance entre le pouvoir individuel que donne la propriété et l’éthique de sa bonne gestion «pour les générations futures » représentées par Dieu.

Dans le monde féodal, le seigneur régnait sur la terre qu’il avait reçu de Dieu (via le Roi), peut-être plus comme un gestionnaire que comme un propriétaire. Aujourd’hui encore, la plus grande partie des terres d’Afrique est «détenue» conjointement par les Chefs de terre au niveau local, officiellement par l’Etat. La vente n’est possible que s’il y a consensus entre le pouvoir foncier traditionnel et l’Etat[199].

 

La notion de propriété chez les Balantes et généralement dans le droit foncier coutumier en Afrique noire relève très clairement de la responsabilité plus que de la possession. Le Chef de terre est un gestionnaire de la terre: il distribue les parcelles à chacun suivant ses besoins et détermine le calendrier des cultures. J’ai ainsi moi-même reçu une parcelle le temps de mon séjour à Caboxanque. Cette gestion coutumière du patrimoine commun ne va pas sans poser quelques enjeux fonciers. Par exemple (et cela se retrouve également au Burkina Faso), les arbres fruitiers appartiennent à celui qui les a plantés. Cette règle est valable pour tout investissement. Planter un arbre, construire une maison ou défricher un terrain[200] en donne l’usufruit le temps de l’amortissement de cet investissement. Après quoi, le terrain redevient patrimoine commun.

 

En Afrique noire, le droit coutumier domine quantitativement les autres formes de propriétés qui y coexistent ou s’y juxtaposent parfois de manière complexe. Le système économique africain est comme nous l’avons vu avant tout basé sur les relations, en particulier les relations lignagères. Or sa caractéristique est de reposer avant tout sur les hommes, non sur la terre. La terre doit assurer la survie du groupe social et sa reproduction. L’essentiel est de la cultiver, non de la posséder. Elle est inappropriable et inaliénable (Chonchol, 1986, p. 118). Les autres types fonciers sont des terrains privés issus de la colonisation, des terres nationalisées par les Etats indépendants pour le développement , des domaines contrôlés par des urbains , des domaines de paysans plus riches ou des exploitations aux mains de groupes de jeunes dynamiques (ibidem, pp.120-123). Ces diverses formes de «modernisation» foncière peuvent s’être opérées par la force (expropriations), par la ruse («moyennant un prix souvent dérisoire, sorte de cadeau, puisque dans la coutume, la terre n’a pas de valeur marchande», ibidem). Elles résultent souvent d’un compromis et ne mènent pas toujours à leur marchandisation, car le droit coutumier peut y avoir gardé ses conditions. A contrario, des domaines privés peuvent retourner au droit coutumier (cas des plantations des colons portugais après l’indépendance, l’Etat tentant de faire le chemin inverse en tentant de «restituer» les propriétés lors de la libéralisation de 1985).

 

A partir de 1986, sous l’impulsion de la Banque mondiale, la banque nationale de Guinée-Bissau commença à opérer des prêts très importants à des fonctionnaires licenciés, pour qu’ils retournent dans leur village fonder une plantation. Les montants étaient démesurés (ils permettaient notamment d’acheter un tracteur ou un camion), et notre service de crédit rural était chargé d’évaluer la faisabilité des demandes de crédits. Nous avons observé que les bénéficiaires n’avaient pas les capacités, ni agricoles ni managériales, de mener à bien ces projets par ailleurs non rentables. Mais la Banque ne tenait pas compte de nos évaluations et accordait systématiquement le crédit pourvu que:

-le village (donc le chef coutumier) donne son accord écrit[1];

-la terre soit cadastrée par un expert géomètre agréé (ce qui constituait une proportion non négligeable de l’emprunt à rembourser);

-cette même terre était mise en garantie (hypothèque) pour la Banque

 

Il nous a immédiatement semblé que le seul et unique objectif de la Banque mondiale était de privatiser la terre par ce montage destiné à faire signer les chefs coutumiers en faisant miroiter tous les avantages que la plantation et le tracteur apporteraient au village. La doctrine était en effet qu’il fallait créer dans ce pays une petite bourgeoisie qui tirerait le développement derrière elle. Que les projets de plantation soient mal ficelés les importait peu. Une fois la terre privatisée, les patrons débutants arriveraient à y faire travailler de la main-d’œuvre à des salaires attractifs (grâce à la montagne d’argent empruntée) et le système moderne marchand pourrait progressivement entrer dans les mœurs. En cas de non remboursement (quasi inévitable) des crédits, la Banque pourrait s’approprier la terre et la vendre à des investisseurs étrangers à même de rentabiliser de manière plus efficace et moins sentimentale les exploitations ainsi créées. Le but était de casser la force du droit foncier en présentant des mirages à une série de bénéficiaires villageois directs et indirects.

 

 

Dans les Bijagos (Guinée-Bissau), il existe en face du chef lieu Bubaque une île sacrée appelée Cabane. Sur cette île, il est permis de cultiver, mais en aucun cas de construire des habitations. Cependant, à la stupéfaction générale, un hôtel parvint à s’y installer. Il procéda de manière fort simple (Stegeman, 1991). Le futur propriétaire ou son homme de paille parvint à s’attirer les faveurs des chefs traditionnels. L’alcool aidant, il fut accordé qu’on demanderait aux Esprits du lieu ce qu’ils en pensaient. Un cercle fut dessiné sur le sol. Une poule devait être égorgée et lancée en l’air; si elle tombait dans le cercle, les Esprits étaient d’accord pour la construction de l’hôtel. La poule fut égorgée, lancée dans le cercle et l’accord donné. L’hôtel fut construit, et les chefs traditionnels qui s’étaient livrés à cette simagrée furent déconsidérés par la population (l’histoire ne dit pas comment ils payeront plus tard leur supercherie). Des milliers d’exemples de ce genre peuvent être rapportés. Ils pourraient être le signe d’un affaiblissement des croyances s’ils dataient tous d’aujourd’hui. Ce n’est pas le cas et je penche pour une autre explication: il est possible pour un vieux de se sacrifier socialement s’il pense que le choix est le bon (les Africains sont toujours flexibles dans leurs croyances) ou que les cadeaux reçus en contrepartie en valent la peine, enfin s’il estime, l’expérience aidant[1], que la nature retrouvera ses droits sur l’hôtel, tôt ou tard.

 

Une autre méthode pour la privatisation consiste à soudoyer des chefs fonciers, généralement pour de petites surfaces à proximité des villes ou de lieux touristiques pour des constructions.

 

Le même processus de privatisation se voit un peu partout autour des grandes villes ou sur les plages touristiques.

 

On assiste donc depuis la colonisation à une lutte sans merci entre économie foncière marchande et droit foncier coutumier, l’un ou l’autre reprenant le dessus au fil de l’histoire (le droit coutumier a l’avantage du terrain).

 

Cette lutte entre propriété et patrimoine sacré n’est pas l’apanage de l’Afrique .

 

Même en Occident , le débat sur la propriété n’est pas mort. Marx relevait le manque d’éthique de la notion de propriété («la propriété, c’est le vol»). Saint-Exupéry, d’un point de vue plus global , reprend sous une forme laïque le conseil de PtahHotep: «nous empruntons la terre à nos enfants».

 

Dans le cadre de la marchandisation de l’économie , ce débat est on ne peut plus vivace avec la tentation de plus en plus grande d’étendre les droits de propriété sur les inventions (c’est déjà fait), sur le vivant, sur le savoir, même sur les droits (voir les échanges de droits de polluer) et bientôt sur toutes les formes de capital.

 

Chez les Pygmées Aka, la notion de «propriété » se rapproche plus de celle de «gestionnaire» et se limite à quelques objets incessibles (hache et sagaie appartiennent à l’homme, hotte et couteau à la femme): les outils – surtout les grosses pièces comme le mortier - peuvent être utilisés par tout le monde. Seul un arbre à miel, une fois découvert et marqué, est inviolable par autrui jusqu’à la récolte, pour des raisons évidentes de gestion rationnelle et pour des raisons symboliques (Bahuchet, 1985). A l’opposée, pour certains capitalistes américains, tout devrait être privatisable. Entre ces deux extrêmes, tous les cas de figure existent.

 

La théorie néoclassique ne peut s’appliquer qu’à des biens privés donc, aliénables. Le bien commun lui est étranger et lui pose, la littérature le montre, de nombreux problèmes.

 

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[185] D’après Bajoit (1990), le régime politique mis en place après la révolution est dans la grande majorité des cas une dictature, parfois «sous des apparences démocratiques». La propagande des républiques démocratiques socialistes doutait quant à elle des performances démocratiques des «Etats bourgeois»  (publications officielles de la RDA dans les années 1970).

[186] C’est lui qui avait organise le massacre “de représailles” du fort portugais de Guiledge après l’assassinat de Cabral, plus favorable au dialogue qu’à la méthode forte.

[187] Nino, comme beaucoup de Ministres anciens combattants, s’alphabétisa pendant son mandat.

[188] Traduit du portugais

[189]  La forêt de Jemberem est la première forêt sempervirente qu’on rencontre en descendant du Sahara. Elle a une biodiversité exceptionnelle et comporte notamment les premières populations de chimpanzés en descendant vers le Sud-Ouest. L’agriculture itinérante qui y est pratiquée par les cultivateurs nalus depuis des siècles et sa non-exploitation parles Balantes en assurent la pérennité.

[190] N’oublions pas que la société civile est parfaitement compatible avec la libéralisation

[191] les dépêches de l’AFP de l’époque ne manquaient pas de rappeler cette caractéristique – oubliant l’histoire - pour justifier l’intervention française.

[192] Traduit du Kriol. Ansumane Mané, interviewé par un journaliste de la RTP le jour de la victoire finale fin 1998, concluait ainsi le conflit par une allusion aux égarements de son compagnon historique de lutte devenu président-dictateur.

[193] Les sociétés matriarcales africaines ont évolué vers le patriarcat à la faveur de la colonisation: les Européens, patriarcaux, ont toujours favorisé les relations avec les hommes, ce qui a favorisé soit la patriarcalisation des sociétés, soit le renforcement du pouvoir de l’oncle maternel en tant que représentant du matriarcat. Chez les Bijagos par contre, la femme continue à jouer un rôle essentiel dans une série de rites importants autant qu’en politique . Le mariage est en outre, fait assez rare, matrilocal: le mari vient habiter le village de sa femme; c’est elle qui construit la maison où le couple habitera, et l’homme peut être répudié (voir Scantamburlo, 1991)

[194] Dans le Sud du pays , j’avais visité entre 1985 et 1987 une centaine de villages de 13 ethnies différentes: balantes, fulas, nalus, soussous, tandas, jacancas, etc.

[195] et qui était devenu mon hôte pour mon second séjour

[196] le noyau commun de toutes les situations d'obéissance n'est que l'expression d'une capacité des êtres sociaux d'inhiber leurs pulsions propres (et leur sens moral) au profit de directives extérieures du moment qu'elles émanent d'une entité assimilée à une autorité (Milgram, 1974). C’est dans ce cadre, renforcé par la distanciation que permet la ghettoïsation et la mondialisation économique, que j’interprète l’indifférence relative des riches sur la situation des misérables. La mondialisation de l’information peut contrecarrer ce processus le temps d’une campagne de récoltes de fonds.

[197] Temple appelle quiproquo historique le choc des conquistadores avides avec les Indiens d’Amériques enfermés dans leur esprit de réciprocité . Mais d’autres exemples, à commencer par les Missions évangéliques en Afrique ou la colonisation, nous montrent que ce choc des cultures tourne souvent à l’avantage des plus cupides.

[198] De même qu’on torture plus facilement quand on n’a pas de contact avec la victime (Milgraham, 1974), le fait est que même si «un seul milliardaire (en dollars) détient (…) par sa seule fortune, les moyens de sauver une année durant 50 millions d’enfants condamnés à l’infortune» (Dumont, 1975), on doit bien constater qu’en pratique, les milliardaires ne le font pas (bon d’accord, il y a le Fonds Bill Gates contre le Sida).

[199] Au Burkina Faso cependant, depuis deux ou trois ans, l’Etat a rendu obligatoire la marchandisation libre des terres pour permettre aux réfugiés burkinabés de Côte d’Ivoire d’avoir accès à une terre incapable de les accueillir (Totté, 2003). De cette manière, de riches réfugiés peuvent racheter à des paysans pauvres une terre … et permettre à ces derniers de prendre leur place comme réfugiés économique cette fois. Dans la foulée, il est désormais possible d’ouvrir des plantations industrielles. Le même processus de privatisation se voit un peu partout autour des grandes villes ou sur les plages touristiques, comme récemment à Cap Skiring au Sénégal, où il est désormais possible aux «étrangers» d’acheter des terrains pour leur maison secondaire (Badji, 2003).

[200] Dans le cas des rizières de sols salés en Guinée-Bissau , la récupération sur les mangroves par un système de barrages demande un investissement de près de 12 ans avant les premières récoltes; la «Bolanha» ainsi constituée reste «propriété » du défricheur, ou plus exactement de la famille du défricheur si et seulement si celle-ci continue à l’exploiter.