Pour une éthique des signes. Science, écriture et idéologie dans l’œuvre de Roland Barthes. (Steven Engels)

 

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Chapitre troisième: Doxa, écriture, plaisir

 

L’écriture ne dit pas rien, elle ne dit pas quelque chose et elle ne dit pas tout.

 

Dans les chapitres précédents, il s’est avéré que le projet barthésien change de façon fondamentale au cours des années 60. Si Système de la Mode se présente encore comme une analyse scientifique des mécanismes idéologiques à l’œuvre dans les énoncés de Mode, les textes du début des années 70 ne s’énoncent plus au nom de la science mais se présentent comme des “fictions romanesques”. A travers une pratique critique nouvelle centrée autour de la notion d’“écriture”, Barthes dissocie la critique de toute volonté de scientificité. Dans ce qui suit, nous regarderons de plus près l’enjeu et les modalités spécifiques de ce nouveau projet. A cet effet, nous explorerons davantage le champ conceptuel qui, à partir de la fin des années 60, s’articule autour de notions telles que “écriture”, “Doxa” et “jouissance”.

 

 

1. Ecriture et engagement

 

Comme l’indique bien Jean-Baptiste Fages, la notion d’“écriture” fait, dans l’œuvre de Barthes, “deux entrées fort différentes.”[200] Elle apparaît pour la première fois dans Le degré zéro de l’écriture [201] (publié en 1953) et domine les articles qui sortent de la même époque. Vers la fin des années 50, le concept d’“écriture” s’éclipse quelque peu derrière l’enthousiasme pour la sémiologie structurale naissante et les possibilités d’analyse qu’elle offre.[202] Pendant ce temps, Barthes s’intéresse davantage à l’élaboration d’une sémiologie scientifique qu’à la redéfinition ou à l’approfondissement de la notion d’“écriture”. Ce n’est que vers la fin des années 60 que le concept regagne en importance. Cette fois-ci, il semble revêtir une signification nouvelle, à première vue foncièrement différente de l’acception ancienne. Dans un entretien de 1971, Barthes lui-même déclare à ce propos:

 

     [Par rapport au Degré zéro de l’écriture], il y a eu, si vous voulez, une sorte de chassé-croisé et ce que j’entends maintenant par ‘écriture’ c’est quelque chose qui va plus loin que ce que j’entendais autrefois par style. (…)Le mot ‘écriture’ renvoie à un état de la signification qui est d’ailleurs fort difficile à définir - et je ne m’y lancerai pas maintenant  -, mais il est certain que l’écriture est une activité (ce n’est pas du tout le langage réifié d’un groupe social). C’est une activité signifiante extrêmement libératrice qui précisément va plus beaucoup plus loin que le style.[203]

 

Comme Barthes associe souvent “écriture” à “style”, un autre concept-clef du Degré zéro de l’écriture, une relecture de ce livre s’impose. Ce chapitre commence donc par un bref retour en arrière. Dans un premier temps, nous essaierons de préciser le sens spécifique des notions d’“écriture” et de “style” dans le premier livre barthésien. Ensuite, nous examinerons leur évolution depuis la publication du Degré zéro de l’écriture.

 

1.1. Barthes et Sartre

 

A en croire les critiques[204], le premier livre de Barthes - publié en 1953 mais conçu quelques années auparavant - exprimerait en même temps une certaine sympathie et un désaccord vis-à-vis de la problématique de l’engagement littéraire telle que Sartre l’avait développée dans un texte de 1947, intitulé Qu’est-ce que la littérature?[205]. Plusieurs indices montrent, en effet, que Barthes a envisagé Le degré zéro de l’écriture comme une réponse critique à Sartre. Outre de nombreux emprunts au sociolecte existentialiste[206], Barthes présente son propre raisonnement sous forme d’un aperçu historique de la littéraire qui fait écho à celui de Qu’est-ce que la littérature?. Pour bien comprendre la portée et l’enjeu spécifique du Degré zéro de l’écriture, il nous faut dès lors passer en revue quelques passages-clef du texte sartrien.

 

1.2. Qu’est-ce que la littérature?

 

Dans Qu’est-ce que la littérature?, Sartre se propose à la fois d’élucider sa propre conception de l’engagement littéraire et de répondre aux critiques lancées contre son plaidoyer pour la littérature engagée dans des articles antérieurs.[207] Dans les trois premiers chapitres du texte, il s’interroge sur l’essence de la littérature, et cela afin de fonder une théorie de l’engagement qui tient compte de la spécificité de son objet. Une telle réflexion préalable s’impose vu que la plupart des critiques rejettent la théorie de l’engagement au nom d’une conception spécifique mais non-thématisée de la littérature:

 

Et puisque les critiques me condamnent au nom de la littérature, sans jamais dire ce qu’ils entendent par là, la meilleure réponse à leur faire, c’est d’examiner l’art d’écrire sans préjugés. Qu’est-ce qu’écrire? Pourquoi écrit-on? Pour qui? Au fait, il semble que personne ne se le soit jamais demandé.

 

Qu’est-ce que l’écriture? Pourquoi écrit-on? Pour qui? Voilà les questions qui dominent les trois premières parties du texte. Dans le chapitre final, Sartre analyse en détail la situation de l’écrivain français en 1947, ce qui lui permet de concrétiser le plaidoyer pour l’engagement des écrivains dans le contexte spécifique de l’après-guerre. Etant donné l’optique qui est la nôtre, trois éléments du discours de Sartre nous semblent particulièrement intéressants, à savoir la distinction entre prose et poésie, la question de la littérature dite réflexive et, finalement, la vision sartrienne du social.

 

1.2.1. Prose, poésie et la “littérature réflexive”

 

Dans le premier chapitre du livre, intitulé “Qu’est-ce qu’écrire?”, Sartre s’en prend aux critiques qui mettent la littérature sur le même plan esthétique que la sculpture, la peinture et la musique. Selon lui, la littérature s’oppose en ce sens aux autres disciplines artistiques qu’elle opère sur des signes et non sur des objets. Tandis que le peintre, le musicien et le sculpteur créent des œuvres d’art à partir d’une matière première insignifiante, la littérature se construit à partir de mots et de phrases qui sont toujours déjà signifiants avant leur réemploi dans un texte littéraire. Cela étant, il faut y ajouter que seul l’art de la prose travaille avec des mots-signes. La poésie, par contre, est plus proche de la musique et de la peinture puisque pour elle, le langage possède une structure matérielle opaque.[208] Poétiquement parlant, les mots sont donc moins des signes que des objets:

 

En fait, le poète s’est retiré d’un seul coup du langage-instrument; il a choisi une fois pour toutes l’attitude poétique qui considère les mots comme des choses et non comme des signes. Car l’ambiguïté du signe implique qu’on puisse à son gré le traverser comme une vitre et poursuivre à travers lui la chose signifiée ou tourner son regard vers sa réalité et le considérer comme objet.[209]

 

Tandis que le poète travaille sur la matérialité du signe, le prosateur s’occupe uniquement de son sens. Pour ce dernier, les mots ne sont pas des objets, mais des désignations d’objets; ce sont des vitres transparentes qui donnent sur le monde. Contrairement au poète, le prosateur ne s’arrête pas aux mots qu’il utilise, il veut les dépasser, aller au-delà du langage. Il conçoit le langage comme un instrument de communication, un outil dont il se sert afin de dévoiler le monde, mais qui n’a aucune valeur en soi. La prose est, de par sa nature même, référentielle et utilitaire.

Aux yeux de Sartre, le prosateur choisit un mode particulier d’action, à savoir “l’action par dévoilement”[210] et sa vocation est “de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent.”[211] L’écrivain engagé a donc à assumer pleinement sa responsabilité: “parler c’est agir”. Il suffit de nommer le monde pour que celui-ci change:

 

L’écrivain ‘engagé’ sait que la parole est action: il sait que dévoiler c’est changer et qu’on ne peut dévoiler qu’en projetant de changer. (…) Il sait qu’il est l’homme qui nomme ce qui n’a pas encore été nommé ou ce qui n’ose dire son nom, il sait qu’il fait ‘surgir’ le mot d’amour et le mot de haine et avec eux l’amour et la haine entre des hommes qui n’avaient pas encore décidé de leurs sentiments. Il sait que les mots, comme dit Brice-Parain, sont des ‘pistolets chargés’.[212]

 

Vu ce qui précède, il va sans dire que Sartre accorde beaucoup plus d’importance au message à transmettre qu’à la forme. Le style est un problème de deuxième ordre: il importe d’abord de choisir un sujet et de connaître le public que l’on interpelle, le style ne vient qu’après:

 

En un mot, il s’agit de savoir de quoi l’on veut écrire: des papillons ou de la condition des Juifs. Et quand on le sait, il reste à décider comment on en écrira. Souvent les deux choix ne font qu’un, mais jamais, chez les bons auteurs, le second ne précède le premier.[213]

 

La forme de l’œuvre littéraire est entièrement au service du contenu: elle doit passer inaperçue, persuader en silence et faire passer le message:

 

Et le style, bien sûr, fait la valeur de la prose. Mais il doit passer inaperçu. Puisque les mots sont transparents et que le regard les traverse, il serait absurde de glisser parmi eux des vitres dépolies. La beauté n’est ici qu’une force douce et insensible. Sur un tableau elle éclate d’abord, dans un livre elle se cache, elle agit par persuasion comme le charme d’une voix ou d’un visage, elle ne contraint pas, elle incline sans qu’on s’en doute et l’on croit céder aux arguments quand on est sollicité par un charme qu’on ne voit pas. (…)Dans la prose, le plaisir esthétique n’est pur que s’il vient par-dessus le marché.[214]

 

Une telle conception de la littérature ne peut qu’aboutir au rejet catégorique de “la littérature réflexive”[215], de celle qui focalise et exploite la matérialité même du signe langagier. Selon Sartre, le temps du signe doit se réduire au temps d’un renvoi: le mot tient lieu de la chose en son absence, en présence de la chose représentée il faut qu’il disparaisse.[216] Cette définition de la littérature conduit forcément à un jugement extrêmement négatif sur l’état de la littérature moderne. A partir de la norme d’une prose purement communicative, Sartre condamne aussi bien la littérature auto-réflexive de Flaubert que les aventures formelles des dadaïstes ou des surréalistes.

 

                                   1.2.2. La vision du social

 

Dans la troisième section du livre, Sartre aborde le problème du public. D’entrée de jeu, il rejette l’idée selon laquelle la littérature s’adresse à tout le monde. Même si elle a des prétentions universelles, l’œuvre littéraire n’est lue que par certaines couches sociales: “qu’il le veuille ou non et même s’il guigne des lauriers éternels, l’écrivain parle à ses contemporains, à ses compatriotes, à ses frères de race ou de classe.”[217] Toute œuvre littéraire correspond à une situation historique déterminée et s’adresse à un public bien spécifique. L’écrivain engagé doit en être conscient et choisir son public en fonction de sa propre situation et de la problématique qu’il entend élucider. A partir de cette idée, Sartre dresse un bilan historique de la littérature française dans ses rapports avec, d’une part, la société dans laquelle elle se développe et, de l’autre, le public visé. Ce survol commence au douzième siècle et se termine en 1947. Dans ce qui suit, nous nous limitons au dix-neuvième siècle pour deux raisons essentielles: primo, parce que c’est au dix-neuvième siècle qu’il faut situer les différents développements socio-économiques qui donneront lieu à la constitution de la société moderne et, secundo, parce que l’analyse barthésienne de cette même période diffère de celle de Sartre sur certains points fondamentaux.

            A la suite de la Révolution française, la bourgeoisie s’est imposée aussi bien au niveau politique qu’à celui de la culture. Dorénavant, les écrivains, eux-mêmes des bourgeois, s’adressent à un public homogène de bourgeois: “ils doivent répondre aux demandes d’un public unifié”[218]. Par conséquent, la production littéraire de cette époque s’inscrit entièrement dans l’économie bourgeoise. L’écrivain ne peut plus soumettre sa créativité à des fins absolues mais doit se résigner à produire un art qui va au devant des exigences de la classe dominante. Il est contraint à produire une littérature qui justifie et masque l’hégémonie totale de la bourgeoisie:

 

Si l’œuvre d’art entre dans la ronde utilitaire, si elle prétend qu’on la prenne au sérieux, il faudra qu’elle descende du ciel des fins inconditionnées et qu’elle se résigne à devenir utile à son tour, c’est-à-dire qu’elle se présente comme un moyen d’agencer des moyens. En particulier, comme le bourgeois n’est pas tout à fait sûr de soi, parce que sa puissance n’est pas assise sur un décret de la Providence, il faudra que la littérature l’aide à se sentir bourgeois de droit divin.[219]

 

La littérature bourgeoise du début du dix-neuvième siècle aurait donc pour fonction de nier l’existence même des classes sociales; d’où l’idéologie de l’humanisme universaliste:

 

(…) il [l’écrivain bourgeois du dix-neuvième siècle] démontre par l’analyse que tous les hommes sont semblables parce qu’ils sont les éléments invariants des combinaisons sociales et parce que chacun d’eux, quel que soit le rang qu’il occupe, possède entièrement la nature humaine. Dès lors les inégalités apparaissent comme des accidents fortuits et passagers qui ne peuvent altérer les caractères permanents de l’atome social. Il n’y a pas de prolétariat, c’est-à-dire pas de classe synthétique dont chaque ouvrier soit un mode passager; il y a seulement des prolétaires, isolés chacun dans sa nature humaine (…)[220]

 

Pendant la première moitié du dix-neuvième, la plupart des écrivains remplissent sagement leur mission apologétique et propagent, par le biais de leurs écrits, le mythe de l’homme universel. Vers le milieu du siècle éclatent alors les premiers conflits entre les écrivains et leur public bourgeois. Après l’échec de la révolution de 1848, la société se divise en trois classes ennemies de sorte que l’idéologie libérale de l’Homme universel perd son évidence: il n’y a plus aucun moyen pour dissimuler ou taire les antagonismes sociaux. De plus en plus, les écrivains refusent d’asservir leur art aux exigences de la classe dominante dont ils méprisent l’esprit utilitaire et le manque de sensibilité esthétique. Toutefois, des écrivains tels que Baudelaire et Flaubert reculent devant la perspective d’“un déclassement par en bas”[221]. Au lieu de s’adresser aux masses populaires qui, grâce aux progrès de l’instruction gratuite et obligatoire, apprennent à lire et à écrire, ils fuient dans les dogmes de l’art pour l’art. Au nom de l’autonomie totale de la littérature, ils se déclarent indépendants. Pourtant, l’écrivain a beau ridiculiser sa propre classe; il demeure attaché à elle au niveau économique: “c’est la bourgeoisie qui le lit, c’est elle seule qui le nourrit et qui décide de sa gloire.”[222] L’écrivain bourgeois de la deuxième moitié du dix-neuvième siècle excelle, nous dit Sartre, par sa mauvaise foi parce qu’il refuse d’assumer son véritable public, tout en croyant “qu’on écrit pour soi-même ou pour Dieu.”[223]:

 

(…) il vit dans la contradiction et dans la mauvaise foi puisqu’il sait à la fois et ne veut pas savoir pour qui il écrit. (…) il fait de l’écriture une occupation métaphysique, une prière, un examen de conscience, tout sauf une communication.[224]

 

Au lieu d’être solidement ancrée dans le monde, la littérature de la fin du dix-neuvième siècle se prend elle-même pour objet et devient un jeu purement formel qui ne peut être apprécié que par ceux qui ont reçu une certaine formation littéraire:

 

(…) les auteurs, en choisissant d’écrire pour un public virtuel, devraient adapter leur art à l’ouverture des esprits, ce qui revient à le déterminer d’après des exigences extérieures et non d’après son essence propre; il faudrait renoncer à des formes de récit, de poésie, de raisonnement même, pour le seul motif qu’elles ne seraient pas accessibles aux lecteurs sans culture.[225]

 

L’analyse sartrienne de la littérature de la fin du dix-neuvième siècle se termine donc sur un jugement extrêmement négatif. Selon lui, l’esthétique de l’art pour l’art méconnaît le véritable enjeu de la littérature qui est d’ordre communicatif. La littérature de cette période est profondément aliénée puisqu’elle refuse de s’asservir à un public concret et à des sujets précis. Par peur de perdre leur position privilégiée dans la société, les écrivains de la fin du siècle reculent devant l’idée de l’engagement littéraire: ils n’osent prendre position vis-à-vis des problèmes sociaux de leur temps et s’enferment dans une littérature qui parle pour ne rien dire.

 

1.3. Le degré zéro de l’écriture

 

Retournons à Barthes et au Degré zéro de l’écriture. Afin de bien indiquer l’origine du désaccord avec Sartre, nous nous attarderons d’abord à la vision barthésienne de la société. Ensuite, nous aborderons successivement les trois concepts de base du premier livre barthésien et son analyse de la littérature au dix-neuvième siècle.

 

1.3.1. La vision du social

 

Lors de notre lecture du “Mythe, aujourd’hui”, il s’est avéré que, afin de légitimer son projet critique, Barthes invoque une conception très spécifique de la société moderne qui, bien qu’elle ne soit pas toujours très explicite, semble sous-tendre toute son œuvre (Cf. supra). Si nous y revenons ici, c’est parce que cette conception spécifique de la modernité permet de localiser l’origine de l’opposition entre l’engagement littéraire de type sartrien et la conception barthésienne de l’“écriture” engagée. A l’instar de Sartre, Barthes affirme que la société capitaliste contemporaine résulte de la convergence de trois événements historiques importants qui se sont produits vers le milieu du siècle précédent et qui ont donné lieu à une division de la société en trois classes ennemies:

 

(…) les années situées alentour 1850 amènent la conjonction de trois grands faits historiques nouveaux: le renversement de la démographie européenne; la substitution de l’industrie métallurgique à l’industrie textile, c’est-à-dire la naissance du capitalisme moderne; la sécession (consommée par les journées de juin 48) de la société française en trois classes ennemies, c’est-à-dire la ruine définitive des illusions du libéralisme.[226]

 

Tout comme Sartre, Barthes souligne en outre que la société moderne est entièrement dominée par la classe bourgeoise et que cette hégémonie est masquée derrière le mythe essentialiste de l’Homme universel. Jusque-là les ressemblances de famille entre Barthes et Sartre. Nous passerons maintenant à ce qui les oppose.

            Pour Sartre, nous venons de le voir, le langage ne pose pas de problèmes: il est commun à tous les hommes d’une même époque. Barthes, par contre, asserte que, dans la société moderne, le langage est divisé. Il  relie les antagonismes de classe à une problématique du langage et affirme que la division sociale est reproduite au niveau de l’élocution:

 

(…) l’universalité d’une langue - dans l’état actuel de la société - est un fait d’audition, nullement d’élocution: à l’intérieur d’une norme nationale comme le français, les parlers diffèrent de groupe à groupe, et chaque homme est prisonnier de son langage: hors de sa classe, le premier mot le signale, le situe entièrement et l’affiche avec toute son histoire. [227]

 

Il est dès lors impossible pour un écrivain d’échapper au sociolecte de sa propre classe. La liberté de l’écrivain n’est jamais absolue, son langage se construit toujours à partir d’une certaine tradition de classe. Certes, l’écrivain peut modifier, travailler le langage qui lui est donné, mais jamais il ne réussira à effacer de son discours toutes les traces de son appartenance sociale. Barthes ne croit donc pas au “dégradement par en bas” que réclame Sartre (Cf. supra). Il va même jusqu’à en contester l’opportunité. En effet,  Le degré zéro de l’écriture avance un autre type d’engagement littéraire qui opère à l’intérieur même des institutions bourgeoises: selon Barthes, la critique de la société bourgeoise n’est effective que lorsqu’elle s’insinue dans les marges de celle-ci.

Dans Le degré zéro de l’écriture, Barthes s’en prend à ce que nous pourrions appeler ‘l’institution littéraire’. En effet, le terme “Littérature” (avec majuscule) reçoit dans les textes barthésiens une connotation extrêmement négative. Pour Barthes, la “Littérature” est une institution typiquement bourgeoise qui a pour fonction de neutraliser le pouvoir critique de certains textes subversifs. Toute “écriture” (nous allons voir, dans un instant, ce qu’il faut entendre par ce mot), quelque révolutionnaire qu’elle soit, risque, un jour, d’être récupérée par la “Littérature” qui l’enferme dans un ordre sacral, entièrement détaché du monde réel. L’institution des Belles-Lettres en fait un langage rituel, hors atteinte, un langage qui s’adresse à tout le monde et à personne. En tant qu’institution, la Littérature est a-historique: elle prétend à l’universalité, à l’éternité aussi et tend donc à s’abstraire de l’histoire humaine. Comme le mythe, l’institution littéraire naturalise les discours dont elle s’empare.[228] Cette conception barthésienne de la “Littérature” marque un deuxième désaccord avec la théorie sartrienne de l’engagement. A l’encontre de Sartre, Barthes insiste sur le fait que la forme même d’un texte n’est jamais innocente. Elle “signale”[229] la position de l’écrivain vis-à-vis de la Littérature. Puisque l’institution littéraire véhicule le mythe bourgeois du langage universel, la première tâche de l’écrivain engagé sera de rompre avec le langage littéraire reconnu. Seul celui qui invente, à partir des codes dont il dispose, un langage nouveau, une forme inédite, non encore compromise, peut se dire engagé. Comme la division des classes et celle des langages se conditionnent mutuellement, c’est au niveau de la forme de son œuvre que l’écrivain s’engage et non point, comme l’affirme Sartre, à celui du contenu.

 

1.3.2. Les trois dimensions de la forme

 

Là où l’argumentation sartrienne présuppose la dichotomie classique entre le fond et la forme d’une œuvre littéraire, Barthes rejette celle-ci et y substitue une vision triadique axée autour des notions de “langue”, de “style” et d’“écriture”. La “langue” est “un corps de prescriptions et d’habitudes commun à tous les écrivains d’une époque.”[230] Elle est comme un horizon de sens qui trace les contours langagiers de la liberté de l’écrivain. La “langue” est un objet social par définition; elle n’est point la propriété de telle ou telle classe sociale, mais appartient à tous les hommes d’une même époque. Le “style”, par contre, se situe du côté de l’individu. Par ce terme, Barthes entend les images, le lexique, le débit propres à un écrivain particulier. Tout comme la “langue”, le “style” échappe à l’écrivain. Son origine est d’ordre biologique: il naît “du corps et du passé de l’écrivain”; ce sont les “automatismes inévitables de son art.”[231]

Afin de préciser ces concepts, Barthes les repartit sur deux axes. La “langue”, qui délimite de façon rigoureuse le champ des possibilités, doit être située sur l’axe horizontal, tandis que le “style”, qui est le produit d’une poussée corporelle, n’a qu’une dimension verticale. A l’entrecroisement de ces deux axes se situe une troisième réalité formelle appelée “écriture”. Tandis que la “langue” et le “style” sont des objets, l’“écriture” est une fonction: elle est le résultat d’un choix, le lieu d’une liberté. A l’intérieur du champ de possibilités, délimité par la “langue” collective et le “style” individuel, l’écrivain choisit une forme d’expression spécifique en fonction du public visé et de son attitude vis-à-vis de l’institution littéraire:

 

              Langue et style sont des objets; l’écriture est une fonction: elle est le rapport entre la création et la société, elle est le langage littéraire transformé par sa destination sociale, elle est la forme saisie dans son intention humaine et liée ainsi aux grandes crises de l’Histoire.[232]

 

L’écrivain ne sait que trop bien qu’il ne maîtrise point la consommation effective de ses écrits: il écrit toujours pour le même public bourgeois. Son “écriture” est donc le résultat d’une réflexion sur le sens social de la Littérature plutôt qu’une copie de tel ou tel sociolecte particulier:

           

    (…) l’écriture est donc essentiellement la morale de la forme, c’est le choix de l’aire sociale au sein de laquelle l’écrivain décide de situer la Nature de son langage. Mais cette aire sociale n’est nullement celle d’une consommation effective. Il ne s’agit pas pour l’écrivain de choisir le groupe social pour lequel il écrit: il sait bien que, sauf à escompter une Révolution, ce ne peut être jamais que pour la même société. Son choix est un choix de conscience, non d’éfficacité. Son écriture est une façon de penser la Littérature, non de l’étendre.[233]

 

Selon Barthes, l’écrivain engagé est celui qui refuse le mythe de l’institution littéraire, celui qui, en travaillant la forme de son œuvre, marque son désaccord avec le langage littéraire qu’il hérite pour la simple raison que celui-ci véhicule, de par sa consécration même, l’idée d’un langage naturel, universalisé (idée qui masque les contradictions réelles de la société moderne). Toute prise de position vis-à-vis du langage bourgeois implique donc une prise de position vis-à-vis de l’Histoire et vis-à-vis de la société de classe. En fait, l’écriture repose sur un double a priori: d’une part, elle atteste le déchirement des langages (elle en porte les traces), de l’autre elle anticipe, à la manière d’une utopie, sur un monde à venir où le langage ne serait plus un fait de classe:

 

Comme l’art moderne dans son entier, l’écriture littéraire porte à la fois l’aliénation de l’Histoire et le rêve de l’Histoire: comme Nécessité, elle atteste le déchirement du langage, inséparable du déchirement des classes: comme Liberté, elle est la conscience de ce déchirement et l’effort même qui veut le dépasser. Se sentant sans cesse coupable de sa propre solitude, elle n’en est pas moins une imagination avide d’un bonheur des mots, elle se hâte vers un langage rêvé dont la fraîcheur, par une sorte d’anticipation idéale, figurerait la perfection d’un nouveau monde adamique où le langage ne serait plus aliéné.[234]

 

Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, la liberté de l’écrivain dans le choix de son “écriture” n’est jamais absolue. En effet, toute “écriture” nouvelle se construit à partir d’une certaine tradition et reste, du moins en partie, enfermée en elle:

 

Il n’est pas donné à l’écrivain de choisir son écriture dans une sorte d’arsenal intemporel des formes littéraires. C’est sous la pression de l’Histoire et de la Tradition que s’établissent les écritures possibles d’un écrivain donné: il y a une Histoire de l’Ecriture; mais cette Histoire est double: au moment même où l’Histoire générale propose - ou impose - une nouvelle problématique du langage littéraire, l’écriture reste encore pleine du souvenir de ses usages antérieurs, car le langage n’est jamais innocent: les mots ont une mémoire seconde qui se prolonge mystérieusement au milieu des significations nouvelles.[235]

 

Il s’y ajoute encore que toute “écriture” nouvelle finit, à un certain moment, par être récupérée par l’institution littéraire: “Comme liberté, l’”écriture” n’est donc qu’un moment”[236]:

 

(…) les automatismes s’élaborent à l’endroit même où se trouvait d’abord une liberté, un réseau de formes durcies serre de plus en plus la fraîcheur première du discours, une écriture renaît à la place d’un langage indéfini. L’écrivain, accédant au classique, devient l’épigone de sa création primitive, la société fait de son écriture une manière et le renvoie prisonnier de ses propres mythes formels.[237]

 

Dans la deuxième partie du livre, Barthes illustre cette dialectique de renouvellement et de récupération à l’aide de plusieurs exemples concrets. Dans le cadre de notre travail, nous ne pouvons nous attarder à tous les détails de son aperçu historique. C’est pourquoi nous n’examinerons que l’analyse barthésienne de la littérature au dix-neuvième siècle.

 

1.3.3. Histoire et “écriture” au dix-neuvième siècle

 

Barthes commence son esquisse de l’histoire littéraire avec une analyse de la littérature dite bourgeoise. Sous ce terme, il  regroupe l’ensemble de la production littéraire de la fin du dix-huitième et du début du dix-neuxième siècle. A l’instar de Sartre, il affirme que la prébourgeoisie des temps monarchiques et la bourgeoisie des temps post-révolutionnaires ont développé une mythologie essentialiste de l’homme. Par conséquent, la littérature de cette époque baigne dans une atmosphère d’universalité. Elle est le produit d’une situation historique qui se caractérise par l’euphorie post-révolutionnaire, la Révolution ayant justement su s’imposer grâce à son pathos universaliste, et par la prédominance totale de la classe bourgeoise dans le champ culturel. L’“écriture” bourgeoise est une et indivise: elle s’adresse à l’homme universel et témoigne d’une croyance inébranlable en l’ordre naturel des choses qui se manifeste jusque dans la forme même des récits. Elle s’exprime par exemple dans l’emploi du passé simple qui est le temps par excellence des récits transhistoriques. Le passé narratif rejette l’événement raconté dans un passé mythique en-deça de l’Histoire; il suppose “un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives, et non un monde jeté, étalé, offert.”[238] En usant systématiquement du passé simple, l’écrivain bourgeois se range du côté de l’ordre; les événements racontés se présentent comme compris, catalogués et ne menacent nullement les fondements de la société:

 

Le passé simple est donc finalement l’expression d’un ordre, et par conséquent d’une euphorie. Grâce à lui, la réalité n’est ni mystérieuse, ni absurde; elle est claire, presque familière, à chaque moment rassemblée et contenue dans la main d’un créateur; elle subit la pression ingénieuse de sa liberté. Pour tous les grands récitants du XIXe siècle, le monde peut être pathétique, mais il n’est pas abandonné, puisqu’il est un ensemble de rapports cohérents (…)[239]

 

L’écrivain bourgeois conçoit l’univers comme un ordre en repos, strictement hiérarchisé et immuable. Mais il y a plus. La fonction du passé simple est en fait double: d’une part, nous venons de le voir, il est l’expression d’une certaine conception du monde, de l’autre - de par sa simple présence - le passé simple signale un art, une création. Le passé narratif, typique du seul code écrit, fonctionne sur le mode d’un signe économique de la Littérature: il la “signifie”.

 

Le passé simple fait donc partie d’un système de sécurité des Bellles-Lettres. Image d’un ordre, il constitue l’un de ces nombreux pactes formels établis entre l’écrivain et la société, pour la justification de l’un et la sérénité de l’autre. Le passé simple signifie une création: c’est-à-dire qu’il la signale et l’impose.[240]

 

La fonction du passé simple est donc assez ambiguë: il est l’indice d’un “mensonge manifesté.” Le roman classique est construit selon une dialectique formelle complexe: tantôt il raconte des événements historiques et particuliers et les présente comme crédibles, tantôt le récit s’innocente en attirant l’attention sur sa seule valeur littéraire:

 

              On s’explique alors ce que le passé simple du Roman a d’utile et d’intolérable: il est un mensonge manifesté; il trace le champ d’une vraisemblance qui dévoilerait le possible dans le même temps où elle le désignerait comme faux. La finalité commune du Roman et de l’Histoire narrée, c’est d’aliéner les faits: le passé simple est l’acte même de la société sur son passé et son possible. Il institue un contenu crédible mais dont l’illusion est affichée, il est le terme ultime d’une dialectique formelle qui habillerait le fait irréel des vêtements successifs de la vérité, puis du mensonge dénoncé.[241]

 

Par l’emploi du passé simple, le roman classique s’inscrit volontairement dans l’institution des Belles-Lettres, institution close et a-historique dont le destinataire est l’Homme universel. Grâce à ce procédé, la bourgeoisie du dix-neuvième siècle a pu imposer ses propres valeurs au champ culturel tout entier. Par le biais de récits soi-disant “innocents” parce que “littéraires”, elle propage sa propre conception de l’homme, conception qu’elle présente sous les espèces d’une universalité:

 

C’est par un procédé de ce genre que la bourgeoisie triomphante du siècle a pu considérer ses propres valeurs comme universelles et reporter sur des parties absolument hétérogènes de sa société tous les Noms de sa morale. Cela est proprement le mécanisme du mythe, et le Roman - et dans le Roman, le passé simple, sont des objets mythologiques, qui superposent à leur intention immédiate, le recours second à une dogmatique, ou mieux encore, à une pédagogie, puisqu’il s’agit de livrer une essence sous les espèces d’un artifice.[242]

 

L’”écriture” bourgeoise est donc une “écriture” profondément idéologique. Elle défend les valeurs d’une classe sociale particulière tout en prétendant écrire pour l’homme universel. Vers le mileu du siècle, la trompeuse homogénéité de l’“écriture” bourgeoise s’effrite à cause d’un foisonnement d’“écritures” nouvelles ayant toutes leurs propres caractéristiques. Selon Barthes, trois facteurs sociaux ont contribué à l’implosion de l’“écriture” bourgeoise monolithique: il se réfère plus concrètement au renversement de la démographie européenne, à la naissance du capitalisme moderne et à l’échec de la Révolution de 1848. Il en découle une situation historique tout à fait nouvelle. Désormais, l’idéologie bourgeoise perd son monopole et son évidence. Quant à la “Littérature”, elle ne peut plus être conçue comme un discours transparent et universel, s’adressant à tous les hommes. Depuis la deuxième moitié du siècle précédent, l’écrivain cesse “d’être le témoin de l’universel, pour devenir une conscience malheureuse.”[243]

            Désormais, la raison d’être même de la littérature surgit comme problématique. Si Balzac et les romantiques croyaient encore à l’universalité de leurs écrits, Flaubert, témoin proche des événements tragiques de 1848, entrevoit la nature purement mythique de l’idéologie libérale: il est conscient du déchirement de la société. Pourtant, bien qu’il ne cache pas son dédain à l’égard des “bourgeois”, Flaubert ne cherche non plus à refouler ses propres racines sociales. Au dire de Barthes, il subit volontairement sa propre condition bourgeoise comme une sorte de fatalité:

 

Pour Flaubert, l’état bourgeois est un mal incurable qui poisse à l’écrivain, et qu’il ne peut traiter qu’en l’assumant dans la lucidité - ce qui est le propre d’un sentiment tragique. [244]

 

Afin de bien cerner l’aspect “tragique” de l’art flaubertien, il importe de prendre en considération les transformations formelles qu’il fait subir au discours littéraire de la tradition. Dans les écrits de Flaubert, la littérature perd sa transparence naturelle et devient une “écritureartisanale, c’est-à-dire une “écriture” qui met en relief sa propre fabrication. L’”écriture” flaubertienne porte à tous les niveaux les traces de son artificialité: l’extrême travail de mise en forme met en évidence la nature produite de l’œuvre littéraire.

 

(…) il construit son récit par successions d’essences, nullement selon un ordre phénoménologique (comme le fera Proust); il fixe les temps verbaux dans un emploi conventionnel, de façon qu’ils agissent comme les signes de la Littérature, (…) ce code du travail littéraire, cette somme d’exercices relatifs au labeur de l’écriture soutiennent une sagesse, si l’on veut, et aussi une tristesse, une franchise, puisque l’art flaubertien s’avance en montrant son masque du doigt.[245]

 

La conception artisanale de l’écriture doit être comprise comme une première réaction contre l’idéologie bourgeoise véhiculée par la “Littérature” classique et romantique. Dans ses romans, Flaubert reprend le langage bourgeois de ses prédécesseurs, mais il l’épaissit excessivement; il le dote d’un excès d’“ornements” qui désautomatisent la perception même du texte littéraire et de ses mécanismes:

 

Flaubert s’est livré à une véritable restauration d’une parole mythique: c’est le Viollet-le-Duc d’une certaine idéologie bourgeoise. Mais moins naïf que Viollet-le-Duc, il a disposé dans la reconstitution des ornements supplémentaires qui la démystifient; ces ornements sont de l’ordre subjonctif: il y a une équivalence sémiologique entre la reconstitution subjonctive des discours de Bouvard et Pécuchet et leur velléitarisme.[246]

 

De plus, l’artifice mène à la prise de distance, c’est-à-dire à l’ironie. Toutefois, l’ironie de Flaubert n’a plus rien en commun avec celle des temps classiques que l’on retrouve chez Molière ou Balzac. Là où l’ironie classique témoigne tant d’un mépris profond que d’un sentiment de superiorité vis-à-vis de la classe bourgeoise, celle de Flaubert est profondément tragique. Il s’agit d’une ironie mêlée de gêne, braquée sur le sujet de l’énonciation. Selon Barthes, elle est l’expression d’une conscience déchirée, souffrant du destin, de la condition bourgeoise, comme d’une maladie incurable.

Très vite, l’art de Flaubert est récupéré par l’institution littéraire. A partir de la deuxième partie du dix-neuvième siècle, le mythe de l’écrivain-artisan enfermé dans sa tour d’ivoire esthétique remplace peu à peu le mythe romantique de l’écrivain génial. La “sacralisation” de l’écrivain telle qu’elle s’observe dans les cas de Gautier, de Flaubert, de Valéry et de Gide constitue la dernière étape de cette évolution:

 

Alors commence à s’élaborer une imagerie de l’écrivain-artisan qui s’enferme dans un lieu légendaire, comme un ouvrier en chambre dégrossit, taille, polit et sertit sa forme, exactement comme un lapidaire dégage l’art de la matière, passant à ce travail des heures régulières de solitude et d’effort: des écrivains comme Gautier (maître impeccable des Belles-Lettres), Flaubert (rodant ses phrases à Croisset), Valéry (dans sa chambre au petit matin), ou Gide (debout devant son pupitre comme devant un établi), forment une sorte de compagnonnage des Lettres françaises, où le labeur de la forme constitue le signe et la propriété d’une corporation.[247]

 

La “sacralisation” dépouille l’“écriture” artisanale de son pouvoir critique. Si, pendant quelque temps, le métier d’écrivain était indissociablement lié à un choix libre, voire à une prise de position à l’égard de la société, il devient peu à peu l’objet d’une admiration muette et tautologique (‘Flaubert est Flaubert’).[248] Et plus Flaubert est perçu comme un grand écrivain, comme un styliste inégalé, moins on est sensible aux dimensions à la fois ironiques et parodiques de son “écriture”: le contestataire de jadis est transfiguré en classique.

 

1.4. Conclusion

 

Selon Sontag, Le degré zéro de l’écriture se présente comme une défense de la littérature moderniste contre les attaques sartriennes. [249] Dans Qu’est-ce que la littérature?, Sartre rejette toute forme de littérature qui se prend elle-même pour objet et qui se déclare autonome. Puisque le langage sert à communiquer et appartient dès lors à la sphère de l’intersubjectivité, l’enjeu de la littérature est d’ordre moral. Par ses écrits, l’écrivain doit prendre position vis-à-vis des problèmes politico-sociaux de son époque. Il doit révéler le monde à ses lecteurs de façon à ce qu’ils se sentent responsables. A première vue, il semble que Barthes respecte mieux l’autonomie et la spécificité du discours littéraire moderne. Pour lui, la littérature est avant tout une affaire de langage. L’écrivain barthésien ne doit ni choisir ses sujets en fonction des problèmes sociaux de son temps ni adapter son style à la culture des grandes masses: sa vocation essentielle est de produire un langage libre. Tandis que Sartre condamne la littérature réflexive au nom de la prose purement communicative, Barthes la valorise. Néanmoins, malgré cette autonomie relative accordée au discours littéraire, l’analyse barthésienne de la littérature demeure soumise à la problématique de l’engagement social et politique. En effet, bien qu’elle désigne une réalité formelle, la notion d’“écriture” renvoie à une prise de position socio-historique de la part de l’écrivain. Par le choix de son “écriture”, l’écrivain marque son attitude vis-à-vis de l’Histoire et de la division sociale. A y regarder de plus près, il semble que la première intervention barthésienne dans le débat littéraire est tout aussi normative que la théorie sartrienne de la littérature engagée. Barthes a beau affirmer que la littérature est une affaire de langage, en dernière instance, son appréciation des œuvres littéraires dépend du rapport qu’elles entretiennent avec l’histoire de la lutte des classes. S’il valorise des écrivains tels que Flaubert, Mallarmé ou Camus, c’est d’abord parce que leurs écritures témoignent du déchirement de la société et ensuite parce qu’elles anticipent sur “un état absolument homogène de la société”[250]. D’autres formes d’”écriture” (l’”écriture” de Zola et des réalistes par exemple) sont dites illégitimes parce qu’elles participent du mythe bourgeois du langage naturel et objectif. En dernière instance, la légitimité ou l’illégimité des différents types de littérature est déterminée par des a priori politico-sociaux. Il semble donc que Barthes ne rompt nullement avec la perspective sartrienne sur la littérature: tout comme le philosophe existentialiste, il juge la littérature de l’extérieur, c’est-à-dire à partir de critères non strictement littéraires. La différence entre le Barthes du Degré zéro de l’écriture et Sartre serait alors celle-ci: tandis que Barthes répète le geste kantien[251] qui consite à proclamer l’autonomie de l’art afin de la révoquer (subrepticement) par après, Sartre avoue ouvertement qu’il refuse d’accorder à la littérature l’autonomie totale qu’elle réclame depuis Flaubert et les théoriciens de l’art pour l’art.

 

Dans les textes des années 70, Barthes ne cherche plus à lier l’“écriture” à l’Histoire de la lutte des classes. Bien qu’il affirme toujours que la division du langage et celle de la société se conditionnent mutuellement, sa perspective sur la littérature a manifestement changé: il abandonne la théorie de l’engagement au profit de ce que nous appelerons une éthique de l’écriture. Le principe de base de celle-ci est que la société peut être envisagée comme un grand texte. Il en découle que l’écrivain ne peut plus être considéré comme une “conscience malheureuse” qui, à partir de son isolement total, porte témoignage de la division des langages. Comme la société est un grand texte, la littérature est toujours déjà dans le social. A partir de 1970, la notion d’“écriture” ne renvoie donc plus à une prise de position socio-historique de la part de l’écrivain, mais désigne une force productrice de sens qui opère à l’intérieur même de la société.

 

 

2. Pour une éthique de l’écriture

           

Dans le premier chapitre, il s’est avéré que Barthes abandonne la sémiologie vers la fin des années 60 au profit d’un projet nouveau appelé sémioclastie (cf. supra). Celle-ci ne s’occupe plus de l’analyse et de la démystification de systèmes idéologiques particuliers mais entend ébranler les régimes de sens qui sous-tendent les différents discours idéologiques. Or, déjà dans la postface à Mythologies, Barthes avait identifié le “sens commun” comme condition de possibilité de toute parole mythique (cf. supra). A partir de 1970, cette notion réapparaît sous le nom de “Doxa” et deviendra la cible principale de la sémioclastie. S’appuyant à la fois sur les idées de base de la sociolinguistique et sur quelques notions-clefs de la psychanalyse lacanienne, Barthes aborde la notion de “Doxa” de deux manières différentes mais complémentaires. Dans les textes publiés entre 1970 et 1973, il la comprend comme un sociolecte particulier qui, à force de diffusion, s’est imposé dans l’univers discursif. Dès 1973, Barthes s’intéresse surtout au rôle fondamental de la “Doxa” dans la constitution du ‘sujet’ idéologique. Plus tard encore, ces deux perspectives sur la “Doxa” se rejoignent dans Roland Barthes par lui-même. Notre analyse autour de l’éthique barthésienne s’effectuera en deux temps. D’abord, nous examinerons l’enjeu spécifique de la théorie dite du Texte, développée dans des ouvrages tels que S/Z et Sade, Fourier, Loyola et conçue comme une véritable machine de guerre contre l’hégémonie du discours endoxal. Ensuite, il sera question du réemploi barthésien de Lacan. Ce sera surtout la dichotomie “plaisir” et “jouissance” telle qu’elle est présentée dans Le plaisir du texte qui retiendra notre attention.

           

 

3. La “Doxa” comme sociolecte “régnant”

 

3.1. La lutte des langages

 

Dans plusieurs articles des années 70[252], Barthes aborde le problème de la “Doxa” d’un point de vue socio-culturel. L’idée de base qui sous-tend les essais de cette période est que la société doit être pensée sur le mode d’un texte: elle est comme un grand univers discursif dans lequel plusieurs types de langage s’affrontent et luttent pour le pouvoir. En termes sociolinguistiques, cela revient à dire qu’à l’intérieur même de l’idiome national français, il existe un certain nombre de “sociolectes”[253] qui entretiennent des rapports conflictueux les uns avec les autres:

 

(…) la culture est un champ de dispersion. De quoi? Des langages. Dans notre culture, dans la paix culturelle, la Pax culturalis à laquelle nous sommes assujettis, il y a une guerre inexpiable des langages: nos langages s’excluent les uns les autres; dans une société divisée (par la classe sociale, l’argent, l’origine scolaire) le langage lui-même divise.[254]

 

Dans un texte de 1973 intitulé “La division des langages”, Barthes propose de distinguer entre deux grands groupes de sociolectes en fonction de leurs rapports vis-à-vis du pouvoir établi. Tout discours qui se produit et se répand sous la protection du pouvoir est qualifié d’“encratique”. Par le terme “acratique”, Barthes désigne l’ensemble des discours qui s’élaborent contre le pouvoir:

 

(…) je suggère de distinguer dès l’origine deux groupes de sociolectes: les discours dans le pouvoir (à l’ombre du pouvoir) et les discours hors du pouvoir (ou sans pouvoir, ou encore dans la lumière du non-pouvoir); recourant à des néologismes pédants (mais comment faire autrement?), appelons les premiers des discours encratiques, et les seconds des discours acratiques.[255]

 

Cela étant, il importe de souligner que le rapport d’un discours particulier au pouvoir n’est que rarement direct, mais presque toujours médiatisé par la “Doxa”. Par ce terme Barthes désigne “l’opinion publique”[256], c’est-à-dire le langage du plus grand nombre. Bien que tout aussi artificielle et arbitraire que n’importe quel autre langage, la “Doxa” passe pour naturelle, évidente et universelle. A force de répétition, elle a fini par s’imposer dans l’univers discursif où elle n’est plus perçue comme un système arbitraire de sens, mais plutôt comme l’expression pure et transparente de la nature, de la raison et de la vérité. Le langage endoxal est un langage coagulé et répétitif; tissé de stéréotypes[257] il est inconscient de sa propre nature langagière. Comme tout langage, la “Doxa” repose sur des normes bien précises. Elle est à la fois répressive et oppressive: d’une part, elle censure certaines formes d’expression et, de l’autre, elle nous oblige à appliquer toujours les mêmes catégories claires et distinctes à une réalité complexe, hétéroclite et mouvante. Qui pis est, puisque la “Doxa” passe pour naturelle, le pouvoir qu’elle exerce sur le sujet de doxique n’est point perçu. Pour Barthes, la “Doxa” est comme “une masse gelatineuse qui colle au fond de la rétine” et qui, à la manière de Méduse, “pétrifie le regard de ceux qui la regardent”. [258]

Entre la “Doxa” et les discours encratiques, il existe un rapport de complicité très net. Dans tous les domaines sociaux, les discours en pouvoir s’appuient sur l’hégémonie du langage endoxal: ils se conforment à ses normes, les confirment et les reproduisent. Comme ils ne se heurtent pas à l’opinion courante, les discours encratiques passent pour raisonnables et évidents tandis qu’ils sont tout aussi contraignants que n’importe quel autre discours monologique.

A l’encontre des discours encratiques, les discours acratiques s’énoncent contre la “Doxa”: ils refusent le faux naturel dont elle affuble la société et affirment avec force que le sens du monde n’est pas donné. Afin de briser l’hégémonie du langage endoxal, les différents discours acratiques (Barthes pense surtout aux discours marxiste, psychanalytique et sémiologique) recourent à des schémas d’explication systématiques et totalisants. Ainsi les deux types de sociolectes, à première vue antinomiques, se rejoignent-ils dans leur recours à la violence: “tout sociolecte (encratique ou acratique) vise à empêcher l’autre de parler.”[259] En fait, la dichotomie barthésienne ne fait qu’opposer deux “types de d’intimidation”[260] différents. La “Doxa” et les discours encratiques agissent furtivement: ils imposent leur lois, leurs normes et leurs valeurs tout en se cachant derrière les idées de nature et de bon-sens. Ils s’opposent à toute forme d’intellectualisation et couvrent le monde d’un voile de naturalité. Les différents discours acratiques, par contre, recourent à la violence du système: ils imposent leur propre explication du monde, une explication plausible et cohérente qui se veut incontournable et sans reste.[261]

 

Aussi, la division des deux grands types de sociolectes ne fait qu’opposer des types d’intimidation, ou, si l’on préfère, des modes de pression: le sociolecte encratique agit par oppression (du trop-plein endoxal, de ce que Flaubert aurait appelé la Bêtise); le sociolecte acratique (étant hors du pouvoir, il doit recourir à la violence) agit par sujétion, il met la batterie des figures offensives de discours, destinées à contraindre l’autre plus qu’à l’envahir; et ce qui oppose ces deux intimidations, c’est encore une fois le rôle reconnu au système: le recours déclaré à un système pensé définit la violence acratique; le brouillage du système, l’inversion du pensé en ‘vécu’ (et non pensé) définit la répression encratique: il y a un rapport inversé entre les deux systèmes de discursivité: patent/caché.[262]

 

Si nous avons repris ce passage in extenso, c’est qu’à notre avis, il résume bien l’évolution du projet barthésien.  Jusqu’au milieu des années 60, Barthes opposait à la fausse nature du mythe l’explication et la démystification systématique de la sémiologie: il lutte contre l’idéologie à l’aide d’un discours acratique.[263] A partir de la fin des années 60, il abandonne la sémiologie classique (qui, peu à peu, prend les allures d’un système totalitaire) et s’engage dans un nouveau type de discours visant la “Doxa” sans pour autant recourir à la violence symbolique, inhérente, semble-t-il, aux grands systèmes de pensée. Dans le chapitre précédent, il a été question des différentes caractéristiques et de l’enjeu spécifique de ce nouveau discours que Barthes lui-même qualifie d’“ésthétique” (Cf. supra). Il est temps maintenant d’y revenir et de regarder de plus près comment l’écriture barthésienne s’articule in concreto. A ce dessein, nous analyserons en détail l’un des ouvrages barthésiens les plus marquants des années 70, intitulé S/Z.

 

3.2. La productivité dite Texte

 

Publié en 1970, S/Z est sans aucun doute l’un des ouvrages les plus riches et les plus innovateurs que Barthes ait jamais écrit. Le livre se présente à la fois comme une lecture de Balzac, une critique du structuralisme, une théorie de la lecture et de la littérature classique et, par le biais de l’utopie du “texte scriptible”, un manifeste de l’avant-garde littéraire. Dans ce qui suit, nous passerons en revue tous ces aspects de S/Z.

 

                                   3.2.1. Au-delà du structuralisme

 

Selon Stephen Heath[264], les rapports de Barthes avec le structuralisme ont toujours été des plus ambigus. Quoiqu’il ait contribué activement au développement de l’analyse structurale des récits, Barthes s’en est très vite éloigné en vue d’une nouvelle approche de la littérature qui rompt avec le statisme du structuralisme classique et qui respecte ce que l’on pourrait appeler - avec un mot de Jacques Derrida - la “force”[265] des textes étudiés. Annoncé depuis la fin des années 60[266], ce déplacement de perspective s’accomplit dans S/Z. Dès les premières pages du livre, Barthes s’en prend aux “premiers analystes du récit”[267] qui cherchaient à reduire tous les récits du monde à une seule et même structure.[268] Leur démarche consistait à dégager d’un certain nombre de récits particuliers une structure générale et cela afin d’arriver, par voie d’induction, à la grammaire universelle des récits:

 

On a dit qu’à force d’ascèse certains bouddhistes parviennent à voir tout un paysage dans une fève. C’est ce qu’auraient bien voulu les premiers analystes du récit: voir tous les récits du monde (il y en a tant et tant eu) dans une seule structure: nous allons, pensaient-ils, extraire de chaque conte son modèle, puis de ces modèles nous ferons une grande structure narrative, que nous renverserons (pour vérification) sur n’importe quel récit (…)[269]

 

Aux yeux de Barthes, une telle approche inductive de la littérature aboutit inévitablement à un certain statisme au niveau de l’analyse: au lieu de suivre pas à pas le déroulement du texte, l’analyse structurale l’immobilise pour en dégager la structure sous-jacente. Qui plus est, la notion même de “grammaire universelle des récits” est “autoritaire” en ce sens qu’elle accrédite l’idée d’une normalité de la narration vis-à-vis de laquelle certains textes déviants sont considérés comme des “écarts”.[270] Comme le dit bien Stephen Heath, ces deux critiques “font partie d’une seule et même insistance” [271]: l’analyse structurale du récit représente pour le texte la perte de sa “différence”[272], c’est-à-dire non pas quelque ‘essence’ du texte (l’ensemble des caractéristiques qui lui sont propres) mais plutôt l’activité grâce à laquelle il se différencie d’autres textes.

 

3.2.1.1. “L’intertexte” et la “différence”

 

Afin de bien saisir le sens particulier que Barthes confère à la notion de “différence”, il nous faut la mettre en rapport avec une autre notion, à savoir celle d’“intertexte”. Manifestement influencé par les travaux de Kristeva (et, à travers ceux-ci par les idées de Mikhaïl Bakhtine), Barthes affirme, dès la fin des années 60, que tout texte est un lieu de rencontre de différents langages, une étoffe tissée d’une multitude de voix, un dialogue d’écritures:

 

Nous savons maintenant qu’un texte n’est pas fait d’une ligne de mots, dégageant un sens unique, en quelque sorte théologique (qui serait le ‘message’ de l’Auteur-Dieu’), mais un espace à dimensions multiples, où se marient et se contestent des écritures variées, dont aucune n’est originelle: le texte est un tissu de citations, issues des mille foyers de la culture.[273]

           

Afin de concrétiser davantage cette image du texte comme tissu, Barthes recourt à la notion de “code”. Contrairement à la “langue” des structuralistes, le terme “code” ne désigne nullement une structure close et stable à partir de laquelle l’on pourrait former des énoncés concrets, mais plutôt un réseau infini de citations. Le “code” est un ensemble d’associations, d’énoncés et de syntagmes dont l’origine est irrepérable, mais qui, à force de répétition, sont devenus les composantes de base de notre culture:

 

Ce qu’on appelle Code, ici, n’est donc pas une liste, un paradigme qu’il faille à tout prix reconstituer. Le code est une perspective de citations, un mirage de structures; on ne connaît de lui que des départs et des retours; les unités qui en sont issues (celle que l’on inventorie) sont elles-mêmes, toujours, des sorties du texte, la marque le jalon d’une digression virtuelles vers le reste d’un catalogue (l’Enlèvement renvoie toujours à tous les enlèvements déjà écrits); elles sont autant d’éclats de ce quelque chose qui a toujours été déjà lu, fait, vécu: le code est le sillon de ce déjà. Renvoyant à ce qui a été écrit, c’est-à-dire au Livre (de la culture, de la vie, de la vie comme culture), il fait du texte le prospectus de ce Livre.[274]

 

Tout texte peut donc être envisagé comme l’entrelacement de plusieurs codes, comme un lieu où se nouent les différents fils de la culture. Le texte n’est donc pas une totalité autosuffisante et repliée sur soi-même. Tissé dans les codes de notre culture, tout texte est greffé sur d’autres textes: il interagit avec “l’intertexte”, avec l’ensemble du “déjà-écrit”. Or, cette interaction perpétuelle, ce jeu d’échange et de permutation dans lequel tout texte s’engage avec l’ensemble des discours, Barthes l’appelle “différence”:

 

Cette différence n’est évidemment pas quelque qualité pleine, irréductible (selon une vue mythique de la création), elle n’est pas ce qui désigne l’individualité de chaque texte, ce qui le nomme, le signe, le paraphe, le termine; elle est au contraire une différence qui ne s’arrête pas et s’articule sur l’infini des textes, des langages, des systèmes: une différence donc chaque texte est le retour.[275]

 

3.2.1.2. De la structure au texte

 

Comme il conçoit le texte comme une structure homogène, statique et autosuffisante qui renvoie à un modèle universel, le structuralisme classique est incapable de penser la “différence” du texte. Or, l’enjeu principal de l’“analyse textuelle”[276] sera justement de remettre le texte étudié dans sa “différence”. Elle tente de démêler les codes et de montrer comment tout texte s’inscrit dans l’“intertexte”:

 

(…) cette analyse textuelle cherche à ‘voir’ le texte dans sa différence - ce qui ne veut pas dire dans son individualité ineffable, car cette différence est ‘tissée’ dans des codes connus; pour elle, le texte est pris dans un reseau ouvert, qui est l’infini même du langage, lui-même structuré sans clôture; l’analyse textuelle cherche à dire, non plus d’vient le texte (critique historique), ni même comment il est fait (analyse structurale), mais comment il se défait, explose, dissémine: selon quelles avenues codées il s’en va.[277]

 

Afin de respecter la “différence” du texte qu’elle étudie, l’analyse textuelle devra rompre tant avec l’ancienne critique qui cherche à reconstituer l’origine du texte (origine historique, biographique, psychologique ou autre) qu’avec la critique structuraliste qui cherche à le déchiffrer, à montrer comment il fonctionne. Elle se propose de montrer que, loin d’être un tout organique, le texte s’ouvre sur la totalité de “l’intertexte”, sur l’ensemble de la culture.

Le rapport entre le texte littéraire et la culture est, - selon un mot de Kristeva - “redistributif”[278]. Par le biais de l’inscription intertextuelle, le texte est parsemé de traces: il assemble les bribes de la culture, les combine d’une façon littéralement inédite et déplace ainsi les codes dont elles sont issues. Tout texte est une pratique sémiotique permutative, un jeu de citations et de transformations qui, par l’action de sa “différence”, transforme - tant soit peu - “l’intertexte” dans lequel il se meut. Bref, toute écriture est une réécriture (à la fois respectueuse et trangressive) d’un ou de plusieurs autres textes et, dès lors, des codes constitutifs de la culture:     

           

Le texte littéraire s’insère dans l’ensemble des textes: il est une écriture-réplique (fonction ou négation) d’une [sic] autre (des autres) texte(s). Par sa manière d’écrire en lisant le corpus littéraire antérieur ou synchronique l’auteur vit dans l’histoire, et la société s’écrit dans le texte.[279]

 

La force de déplacement est pourtant variable. En fonction du degré de transgression, Barthes distingue entre les textes “lisibles” et les textes “scriptibles”.[280] Tandis que les premiers se conforment presque entièrement aux codes établis, les seconds rompent avec toutes les conventions culturelles au point même de devenir (presque) illisibles. Comme la dichotomie “lisible” versus “scriptible” se trouve à la base de ce que nous avons appelé plus haut l’éthique barthésienne de l’écriture, elle mérite toute notre attention. Dans le paragraphe suivant, nous la regarderons de plus près.

 

3.2.2. Le “lisible” versus le “scriptible”

 

Avant de poursuivre notre analyse, une mise en garde préliminaire s’impose. Les termes de “scriptible” et “lisible” ne désignent point des réalités pré-existantes à leur énonciation: ce sont plutôt des notions théoriques qui créent du sens à l’intérieur même du texte barthésien (elles propulsent son discours), mais qui n’ont aucune prétention scientifique (elles se gardent de dire le dernier mot).[281] A vrai dire, le “scriptible” et le “lisible” ne sont pas des concepts neutres, mais plutôt des “valeurs”[282]: ils ouvrent la voie à “l’évaluation”[283], plutôt qu’à la description. L’“évaluation” des textes ne peut, selon Barthes, venir de la science (indifférente à toute valeur) ni de l’idéologie; elle est liée à une “pratique de l’écriture”.

 

Comment donc poser la valeur d’un texte? Comment fonder une première typologie des textes? L’évaluation fondatrice de tous les textes ne peut venir de la science, car la science n’évalue pas, ni de l’idéologie, car la valeur idéologique d’un texte (morale, esthétique, politique, aléthique) est une valeur de représentation, non de production (l’idéologie reflète, elle ne travaille pas). Notre évaluation ne peut être liée qu’à une pratique et cette pratique est celle de l’écriture.[284]

 

Pour Barthes, le “scriptible” est une valeur positive; elle s’applique à tous les textes qui sollicitent le lecteur à participer activement à la construction de sens, à “réécrire” le texte. Le “lisible”, par contre, est une valeur négative: est “lisible” tout texte qui contraint le lecteur à consommer passivement le sens préscrit. Liés à une activité d’écriture, les termes “lisibles” et “scriptibles” renvoient en dernière instance au lecteur en tant que producteur de sens. Afin de comprendre l’enjeu de la dichotomie lisible/scriptible, il nous faut donc regarder de plus près ce que Barthes entend par “lecture”.

 

3.2.2.1. L’activité de la lecture

 

Selon Barthes, la lecture est  “une activité de langage”, une activité génératrice de sens qui n’a rien à voir avec la consommation d’un message préétabli.[285] Au moment où il aborde le texte, le lecteur est invité par celui-ci à entrer dans le jeu des codes et à faire du sens. Ceci ne signifie nullement que le lecteur dispose du texte comme il veut: comme tout jeu, la lecture est soumise à des lois bien précises qui dépassent l’individu. Les règles de la lecture ne dépendent ni du lecteur, ni de l’auteur; elles proviennent de l’immense dépôt du “déjà-dit”:

 

(…) les associations engendrées par la lettre du texte (mais où est cette lettre?) ne sont jamais, quoi qu’on fasse, anarchiques; elles sont toujours prises (prélevées et insérées) dans certains codes, dans certaines langues, dans certaines listes de stéréotypes. La lecture la plus subjective qu’on puisse imaginer n’est jamais qu’un jeu mené à partir de certaines règles. D’où viennent ces règles? Certainement pas de l’auteur, qui ne fait que les appliquer à sa façon (elle peut être géniale, chez Balzac par exemple); visibles bien en deçà de lui, ces règles viennent d’une logique millénaire du récit, d’une forme symbolique qui nous constitue avant même notre naissance, en un mot de cet immense espace culturel dont notre personne (d’auteur, de lecteur) n’est qu’un passage.[286]

 

Loin donc d’être un et indivis, le lecteur est lui-même constitué d’une pluralité d’autres textes, un nœud impersonnel où s’entrecroisent plusieurs codes sémiotiques. La lecture est un lieu de rencontre entre les codes du texte et ceux qui habitent le lecteur. Lors de la lecture, le lecteur est emporté vers d’autres textes, d’autres lectures. S’il découvre dans le texte des bribes de sens, c’est qu’ils reconnaît certains mots, certains syntagmes, certaines suites d’actions comme des ‘citations’ tirées du grand livre de la culture. Grâce à la participation du lecteur, le texte ne reste pas lettre morte: peu à peu, s’appuyant sur ses expériences antérieures, suivant la voie des codes, le lecteur y dé-couvre du sens. Le travail de la lecture est un travail infini, car, sitôt identifié, tout fragment de sens (que ce soit un mot, un syntagme ou une suite d’actions) en appelle à d’autres. Lire, c’est d’abord chercher, trouver, nommer des bribes et, ensuite, les regrouper et les enchaîner:

 

Lire, c’est trouver des sens, et trouver des sens, c’est les nommer; mais ces sens nommés sont emportés vers d’autres noms; les noms s’appellent, se rassemblent et leur groupement veut de nouveau se faire nommer: je nomme, je dénomme, je renomme: ainsi passe le texte: c’est une nomination en devenir, une approximation inlassable, un travail métonymique.[287]

 

                                   3.2.2.2. Conformisme et libération

 

Cette brève digression au sujet de la lecture nous permet de préciser le sens des termes “lisible” et “scriptible” invoqués plus haut. Plus un texte se conforme aux codes de la culture, plus il est “lisible”. Au moment où il aborde un texte “lisible”, le lecteur y reconnaît aisément le sens parce que justement le discours ne fait que reproduire des idées déjà connues. S’appuyant sur les codes établis, le texte “lisible” communique avec le lecteur. Or, selon Barthes, le danger des textes purement communicatifs est triple. Primo, comme il suit les chemins battus des codes, le lecteur qui entame un texte “lisible” tend à oublier qu’il participe activement à la construction de sens et croit recevoir des messages préétablis. Lors de la lecture d’un texte “lisible”, le lecteur s’endort. Certes, il construit du sens, mais en somnolant: il ne s’aperçoit pas de sa propre activité et lit de façon mécanique. Secundo, l’idée même de communication est, selon Barthes, autoritaire parce qu’elle tend à considérer l’activité de la lecture comme une activité secondaire par rapport à celle de l’écriture. En des termes plus concrets cela revient à dire que toute théorie littéraire calquée sur le modèle de la communication[288] considère l’auteur comme le père et le propriétaire de son texte. Le lecteur ne serait alors qu’un consommateur passif qui a pour seule liberté d’accepter ou de rejeter le message que l’auteur lui tend. Tertio, le texte “lisible” ne contredit pas ce que le lecteur croit possible. Il correspond parfaitement à la “Doxa”, aux évidences de ce-qui-va-de-soi. Grâce à ce conformisme, le texte “lisible” passe pour naturel, évident. Suivant docilement l’opinion courante, il semble représenter le monde tel qu’il est et tel qu’il doit être. Ce que Kristeva remarque à propos du discours “vraisemblable” vaut donc également, mutatis mutandis, pour le texte “lisible”:

 

(…) il [le texte “lisible” ou “vraisemblable”] prétend à l’universalisme. Il est donc ‘littérature’, ‘art’, c’est-à-dire se donne comme ‘hors-temps’, ‘identification’, ‘efficacité’, en étant plus profondément et uniquement conforme (conformiste) à un ordre (discursif) déjà-là.[289]

 

A l’opposée du “lisible”, la notion de “scriptible” se réfère à des textes qui rompent de façon radicale avec les codes de lecture établis. Le “scriptible” confronte le lecteur avec l’inédit, l’incompréhensible. Le texte “scriptible” conduit aux limites de la lecture et contraint le lecteur à revoir l’ensemble de ses habitudes quant à l’interprétation, l’”évaluation” et la fonction des textes. Pour Barthes, la pratique du “scriptible” est une pratique émancipatoire qui, à l’encontre du conformisme des textes “lisibles”, oblige le lecteur à la fois à réfléchir sur sa propre activité et à réécrire les codes de lecture qui l’habitent et qui conditionnent sa perception du texte et de la culture.

 

3.2.3. L’interprétation

 

                                   3.2.3.1. Le texte pluriel

 

Comme le texte “scriptible” s’écarte radicalement des cadres de lecture établis, il se soustrait en principe à la volonté de vérité analytique.[290] Selon Barthes, la critique littéraire n’a de prise que sur les textes “lisibles” qui constituent “la masse énorme de notre littérature”.[291] Afin de différencier cette masse, il faut une opération seconde, “conséquente à l’évaluation, plus fine qu’elle”[292]. Cette opération, Barthes l’appelle “l’interprétation”[293], notion nietzschéenne qui, à l’intérieur du discours barthésien, revêt un sens bien spécifique, différent de son acception traditionnelle. Pour Barthes, interpréter un texte ne signifie point lui donner un sens, mais plutôt “apprécier de quel pluriel il est fait”[294]. Interpréter un texte, c’est parcourir l’espace de l’écriture et démêler les différentes voix qui s’y rencontrent et s’entrecroisent. A ce dessein, Barthes recourt à la notion hjemslevienne de la “connotation” qu’il définit comme suit:

 

(…) la connotation est un sens second, dont le signifiant est lui-même constitué par un signe ou système de signification premier qui est la dénotation: si E est l’expression, C le contenu et R la relation des deux qui fonde le signe, la formule de la connotation est: (ERC) RC.[295]

 

Barthes se rend compte du fait que la notion de “connotation” “n’a pas bonne presse”. D’une part, les philologues (l’ancienne critique) rejettent le concept sous prétexte que tout discours est univoque, détenteur d’un sens unique et vrai.[296] D’autre part, les sémiologues contestent la hiérarchie du dénoté et du connoté et affirment que la dénotation est un système de signification comme un autre. Selon eux, il n’y a aucune raison pour en faire “l’espace et la norme d’un sens premier.” Au dire de Barthes, cette critique de la “connotation” n’est que juste en partie; elle ne tient pas compte de la typologie des textes qui, en fait et en droit, précède l’analyse. Bien que certains “textes-limites” abolissent, en effet, la hiérarchie du dénoté et du connoté, il serait faux de faire comme si elle n’a jamais existé. Pour Barthes, il n’est que trop évident que la plupart des textes classiques reposent sur une poétique de la “connotation”:

 

(…) s’il y a des textes lisibles, engagés dans le système de clôture de l’Occident, fabriqués selon les fins de ce système, adonnés à la loi du Signifié, il faut bien qu’ils aient un régime de sens particulier, et ce régime a pour fondement la “connotation”. Aussi, dénier universellement la “connotation”, c’est abolir la valeur différentielle des textes, refuser de définir l’appareil spécifique (à la fois poétique et critique) des textes lisibles, c’est égaler le texte limité au texte-limite, c’est se priver d’un instrument typologique.[297]

 

Ceci ne signifie pas pour autant que Barthes souscrit à l’idée selon laquelle la dénotation serait la vérité du texte (son sens littéral). Seulement, la dénotation n’est point un système de signification comme un autre: c’est un système particulier en ce sens qu’il feint d’être plus fondamental que les autres.

Afin d’éviter tout malentendu quant à la nature exacte de la “connotation”, il importe de la distinguer de l’“association des idées.”[298] Tandis que celle-ci renvoie à un sujet antérieur au discours (ce qui est, pour Barthes, inacceptable puisque le discours est un lieu sans dehors), celle-là désigne une opération immanente à l’ordre discursif.[299] La “connotation” est un sème migrateur, anaphorique, cataphorique ou intertextuel; c’est un “trait” qui renvoie à d’autres “traits” et qui donne ainsi lieu à des “nébulosités de signifiés.”[300] Ou encore:

 

Qu’est-ce donc qu’une connotation? Définitionnellement, c’est une détermination, une relation, une anaphore, un trait qui a le pouvoir de se rapporter à des mentions antérieures, ultérieures ou extérieures, à d’autres lieux du texte (ou d’un autre texte).[301]

 

Toute “connotation” est le départ d’un code, “l’articulation d’une voix qui est tissée dans le texte.”[302] Interpréter signifie donc rester attentif à ses “connotations”, accéder au pluriel du texte, nommer, démêler les voix qui s’y croisent et indiquer dans quelle mesure l’espace textuel ainsi ouvert peut être dit “stéréographique.”[303]

 

                                   3.2.3.2. Le pas à pas

 

Là où l’analyse structurale opère sur les grandes structures, l’analyse textuelle procède pas à pas. Afin d’entrer dans la pluralité du texte qu’elle aborde, elle le découpe en un certain nombre de séquences “lexies”[304] et, ensuite, elle identifie, pour chaque “lexie”, le code dont il est issu et auquel il renvoie. En d’autres mots, l’analyse textuelle est une transcription progressive et lente de la pratique de la lecture:

 

S/Z est l’avancée - pas à pas, collant de près au texte qui se déroule, transcrit au ralenti devant nous, pour en saisir les ‘décollements’, les codes, les voix, tout le profil plurigraphique - de la lecture comme structuration.[305]

 

Dans S/Z, Barthes écrit la lecture; plutôt que de “creuser” le texte balzacien, il l’“effleure”.[306] Tandis que l’analyse structurale est toujours à la recherche de la soi-disant structure profonde du texte, l’analyse textuelle se distancie de toute quête de vérité: elle ne cherche point à dévoiler le sens ultime du discours qu’elle aborde. Elle se pose pour but de montrer que, dans le texte, “tout signifie sans cesse et plusieurs fois, mais sans délégation à un grand ensemble final, à une structure dernière.”[307] Ainsi l’analyse textuelle répond-elle à un double impératif: “dégager le texte de son extérieur et de sa totalité.”[308] Elle réagit à la fois contre “l’ancienne critique” qui tente d’expliquer le texte qu’elle aborde par un recours à des notions extra-textuelles et contre la critique structuraliste qui, s’appuyant sur la notion de structure, conçoit le texte comme un tout organique, comme une totalité autosuffisante et close.

 

                        3.2.4. Sarrasine

 

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de la théorie qui sous-tend S/Z. Bien que celle-ci soit à la fois riche et innovatrice, elle ne saurait nous faire oublier que le livre de Barthes est avant tout une lecture d’une nouvelle de Balzac, intitulée Sarrasine. Pourquoi ce texte? Quel est le rapport entre la nouvelle balzacienne et l’éthique de l’écriture développée par Barthes? La réponse à ces questions exige que nous regardions de plus près les codes constitutifs de l’écriture balzacienne.

 

3.2.4.1. Les quatre codes de l’écriture réaliste

 

Le “code herméneutique”[309] regroupe l’ensemble des unités au gré desquelles “une énigme se centre, se pose, se formule, puis se retarde et enfin se dévoile.”[310] Il incarne la voix de la vérité, “d’une vérité qui se cache d’abord pour être enfin dévoilée.”[311] Aussi donne-t-il au texte une structure linéaire et téléologique, comparable à la structure de la  phrase:

 

En somme, reposant sur l’articulation de la question et de la réponse, le récit herméneutique est construit selon l’image que nous nous faisons de la phrase: un organisme sans doute infini dans ses expansions, mais réductible à l’unité dyadique du sujet et du prédicat. Raconter (à la façon classique), c’est poser la question comme on tarde à prédiquer; et lorqsque le prédicat (la vérité) arrive, la phrase, le récit sont terminés, le monde est adjectivé (après qu’on a eu grand-peur qu’il ne le soit pas).[312]

 

La pression émanant du “code herméneutique” accélère le rythme de la lecture. Le lecteur, désireux d’apprendre la solution de l’énigme, se hâte vers la fin de l’histoire où il pense trouver la vérité, le sens ultime. Chemin faisant, il brûle les étapes, il ne s’aperçoit pas des pièges tendus par le texte et, qui pis est, il ne s’interroge plus sur sa propre activité. Le lecteur passionné se perd dans le texte. Il ne participe plus à la création de sens, mais consomme, dévore le récit. Il croit, à tort, que le sens de celui-ci précède l’acte de lecture. Il n’est donc pas étonnant de constater que, pour Barthes, le “suspens” propre aux “récits herméneutiques” est une valeur négative. Selon lui, il dépossède le lecteur de sa propre liberté et lui donne l’impression que tout est déjà dit, qu’il n’a qu’à accepter le dénouement de l’histoire telle que l’auteur l’a devinée. 

Comme l’indique son nom, le “code sémique” est celui des “sèmes”. Par “sème” (terme emprunté à la linguistique structurale où il désigne l’unité minimale de la signification), Barthes entend l’ensemble des “fonctions” et des “indices”[313], ou encore, l’ensemble des signifiés caractériels, physionomiques ou atmosphériels qui, éparpillés par tout le texte, s’appelent l’un l’autre et créent ainsi des réseaux de sens. Subsumés sous un nom propre, ils constituent le “caractère”, la “psychologie” des personnages et “l’atmosphère” des lieux.

Le “code proaïrétique”[314] regroupe l’ensemble des actions et des comportements imputés aux “personnages” du récit. Le “code proaïrétique” est la voix de l’action: il fait avancer l’histoire et raconte ce qui se passe. Etablir le “code proaïrétique” signifie rassembler des traits et les regrouper dans une séquence plus englobante, sous le nom générique d’une action (ainsi les traits ‘se déshabiller’, ‘faire couler l’eau chaude’, ‘se laver’, ‘s’essuyer’ se regroupent-ils dans la séquence ‘prendre une douche’; cette séquence peut à son tour être liée à d’autres séquences et ainsi de suite). Selon Barthes, la nomination des séquences n’obéit point à une logique préétablie et éternelle; elle s’appuie sur la culture et l’expérience du lecteur:

 

(…) la séquence n’existe qu’au moment et parce qu’on peut la nommer, elle se développe au rythme de la nomination qui se cherche ou se confirme; elle a donc un fondement plus empirique que logique, et il est inutile de la faire rentrer dans un ordre légal de relations; elle n’a d’autre logique que celle du déjà-fait ou du déjà-lu (…)[315]

 

A l’intérieur même du discours “lisible”, le “code proaïrétique” remplit une fonction essentielle: il est comme le souffle du texte, le moteur qui propulse la lecture d’action en action, de séquence en séquence. Tout comme le “code herméneutique”, le code des actions confère au texte une certaine “irréversibilité” et assure le continu de la lecture qui est le principe même de la “lisibilité”.[316]

Par “codes culturels”, Barthes entend l’ensemble des “références”[317] du texte, c’est-à-dire le savoir endoxal sur lequel il prend appui. Ils regroupent “les citations d’une science ou d’une sagesse.”[318] Les “codes culturels” constituent donc une espèce de vulgate scientifique; ils incarnent la voix de la science sous sa forme endoxale. Comme l’indique bien Heath, les “codes culturels” constituent “le champ de l’idéologie”. Leur fonction consiste précisément à “inverser en ‘nature’ - en ‘Réalité’ - la référence culturelle.”[319]

 

Quoique d’origine entièrement livresque, ces codes, par un tourniquet propre à l’idéologie bourgeoise, qui inverse la culture en nature, semblent fonder le réel, la ‘Vie’. La ‘Vie’ devient alors, dans le texte classique, un mélange écœurant d’opinions courantes, une nappe étouffante d’idées reçues (…)[320]

 

Ceci soulève un problème plus englobant qui hante le discours barthésien dès Le degré zéro de l’écriture, à savoir celui du “réalisme littéraire”. Dans de nombreux textes du début des années 70, Barthes affirme que le langage n’a pas de dehors. Cela revient à dire qu’aucune écriture n’atteint le réel tel qu’il est avant d’être structuré par les catégories du langage. Il s’ensuit qu’aucun discours ne saurait prétendre à une pure référentialité: “la langue est une forme, elle ne saurait être réaliste ou irréaliste.”[321] L’écriture dite “réaliste” (celle de Balzac par exemple) repose, selon Barthes, sur des conventions bien précises qu’il se prend pour tâche de mettre au jour. L’analyse “textuelle” de Sarrasine se greffe sur le jeu des codes “herméneutique”, “proaïrétique”, “sémique” et “culturel” et montre qu’ils contribuent (chacun à sa façon) au “mythe” du “réalisme littéraire”. Ainsi, par exemple, la psychologie des “personnages” balzaciens (constituée par les “sèmes” du texte) se conforme-t-elle à l’opinion courante quant aux passions de l’être humain et passe dès lors pour naturelle, “réaliste”. Il en va de même pour les “codes culturels” qui, comme “le code sémique”, reproduisent le savoir endoxal: ils ne contredisent pas ce que le public croit possible et contribuent ainsi à la “vraisemblance” du texte. Quant aux codes “herméneutique” et “proaïrétique” ils augmentent le débit de la lecture et donnent au texte un certain “flux” qui passe pour “naturel”. Constamment et à tous les niveaux, le récit balzacien cherche à créer du “réel”: son écriture se conforme aux conventions de la “Doxa” et cela afin d’escamoter sa propre nature langagière, afin de passer pour “réprésentationnelle”, “réaliste”. Pourtant, cette première dynamique du récit, que l’on pourrait qualifier d’ontologisante, est contrecarrée par une deuxième force, plus violente et plus transgressive que la première. Il s’agit de la dynamique du langage, ou encore, de la force du “code symbolique”.

 

3.2.4.2. Le “code symbolique”

 

A juste titre, François Flahault signale que Barthes reste très vague à propos du cinquième et dernier code.[322] Nulle part dans S/Z, il ne donne une définition précise de ce qu’il entend par “symbole” ou par “code symbolique”. Pourtant, les deux notions sont omniprésentes dans le texte: elles y jouent - nous allons le voir - un rôle de premier plan. Essaions donc de les préciser en nous rapportant au commentaire que donne Barthes à propos de la deuxième lexie du texte balzacien:

 

(2) J’étais plongé dans une de ces rêveries profondes - La rêverie qui est annoncée ici n’aura rien de vagabond; elle sera fortement articulée, selon la plus connue des figures rhétoriques, par les termes successifs d’une antithèse, celle du jardin et du salon, de la mort et de la vie, du froid et du chaud, du dehors et du dedans. Ce que la lexie inaugure à titre d’annonce, c’est donc une grande forme symbolique, puisqu’elle recouvrira tout un espace de substitutions, de variations, qui nous conduiront du jardin au castrat, du salon à la jeune femme aimée du narrateur, en passant par l’énigmatique vieillard, la plantureuse Mme de Lanty ou le lunaire Adonis Vien. Ainsi dans le champ symbolique, se détache un vaste canton, celui de l’Antithèse, dont c’est ici l’unité introductive, qui conjoint pour commencer ses deux termes adversatifs (A/B) sous le nom de rêverie (…)[323]

 

A partir de ce commentaire, il nous paraît légitime de proposer la définition suivante: la notion de “champ symbolique” désigne un espace articulé, structuré comme un langage et délimité à l’aide de couples antithétiques (dehors/dedans, homme/femme, mort/vie etc.). L’interaction de ses différents couples constitue la grille de l’histoire en tant que “représentation” d’une société d’individus et des événements qui s’y déroulent. Eparpillés par tout le texte, les paradigmes antithétiques remplissent une double fonction: d’une part, ils divisent l’espace ou se déroule l’histoire en des lieux bien séparés l’un de l’autre (jardin/salon); de l’autre, ils organisent la distribution des personnages en des classes claires et distinctes (homme/femme, châtrant/châtré). Or, comme l’indique Barthes lui-même, le “champ symbolique” est  “un espace de substitutions, de variations” (cf. le passage cité plus haut). Afin de pouvoir décrire de façon univoque les lois qui régissent la variation symbolique, il nous faut d’abord regarder de plus près les notions de “personnage” et de “figure”.

Par “personnage”, Barthes entend une collection de “sèmes” subsumés sous un nom propre:

 

Lorsque des sèmes identiques traversent à plusieurs reprises le même Nom propre et semblent s’y fixer, il naît un personnage. Le personnage est donc un produit combinatoire: la combinaison est relativement stable (marquée par le retour des sèmes) et plus ou moins complexe (comportant des traits plus ou moins congruents, plus ou moins contradictoires); cette complexité détermine la ‘personnalité’ du personnage, tout aussi combinatoire que la saveur d’un mets ou le bouquet d’un vin.[324]

 

En tant qu’“être de papier”, le “personnage” constitue l’objet privilégié de la critique dite psychologique et d’une certaine critique psychanalytique (non structuraliste). Barthes, pour sa part, s’intéresse davantage aux “figures” qui peuplent le “champ symbolique” du récit. La notion de “figure” désigne alors le rôle spécifique que joue un “personnage” particulier vis-à-vis d’un ou de plusieurs autre(s) “personnage(s)”; elle renvoie à la position qu’occupent les différents “personnages” à l’intérieur même du “champ symbolique”:

 

Tout autre est la figure: ce n’est plus une combinaison de sèmes fixés sur un Nom civil, et la biographie, la psychologie, le temps ne peuvent plus s’en emparer; c’est une configuration incivile, impersonnelle, achronique de rapports symboliques.[325]

 

Le “champ symbolique” n’est donc rien d’autre que le champ de l’interaction (interaction verbale et physique) entre les “personnages” qui, en tant que “figures”, oscillent entre plusieurs rôles.[326] Quelles sont maintenant les lois qui régissent la variation et la substitution symboliques? A en croire Barthes, elles ne correspondent point à la logique de la conscience éveillée (au niveau du symbole l’on ne peut parler de causalité, d’implication logique, etc.), mais plutôt aux règles syntaxiques de l’inconscient telles qu’elles ont été relevées par Freud dans, entre autres, L’interprétation des rêves et Le mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient. On sait que ces règles syntaxiques ont été formalisées par Lacan qui, s’appuyant sur les travaux de Jakobson au sujet de l’aphasie, les subsume sous les noms de “métonymies” et de “métaphore”, renvoyant ainsi aux deux grandes figures de la rhétorique classique.[327] A notre avis, il est légitime d’appliquer la terminologie lacanienne à S/Z. La “métaphore” désigne alors la substitution simple (A remplace B), fondée sur un rapport d’analogie entre deux “figures” différentes.[328] A vrai dire, elle ne joue, dans le récit de Balzac, qu’un rôle marginal. La “métonymie”, par contre, y est omniprésente: il s’agit ici de la force majeure du symbolique; plus violente que la “métaphore”, plus transgressive qu’elle. Tandis que la “métaphore” laisse intacte la structure paradigmatique du “champ symbolique” (elle ne fait que substituer les deux termes d’un seul et même paradigme sans toucher la “barre”[329] qui les sépare), la “métonymie” met ensemble des “figures” incommensurables et dérange ainsi l’économie du “champ symbolique”. Dans Sarrasine, la métonymie prend appui sur le “corps”[330] des “personnages”. L’on pourrait même dire - comme le fait Heath -que le “corps” est l’unité minimale de la “métonymie” telle que Barthes la conçoit.[331] Or, dans le récit de Balzac, il est question de deux “corps” transgressifs: celui du narrateur anonyme qui, au début de l’histoire, transgresse le paradigme antithétique qui oppose le jardin au salon où a lieu la fête des Lanty[332], et celui de Zambinella qui, en tant que castrat, “trouble” l’opposition entre l’homme et la femme. Au fur et à mesure que le texte se développe, cette double transgression se propage par la voie de la métonymie: le scandale de la castration atteint toutes les “figures” du récit qui en parlent (la castration est contagieuse) et bouleverse la grille des paradigmes qui structurent le “champ symbolique”. Elle va même jusqu’à détruire le fondement du sens et de la communication. En effet, la transgression, diffusée par la force symbolique de la métonymie, brise le “contrat” initial qui s’était établi entre le narrateur et celle qu’il entendait conquérir par son récit: au moment où la vérité de la castration se révèle, la jeune fille refuse au narrateur la nuit d’amour qu’elle lui avait promise en échange de son histoire. En d’autres termes, la communication entre les deux protagonistes du premier niveau diégétique tourne court au moment même où ils se heurtent à la transgression des paradigmes habituels:

 

Cette métonymie [celle qui véhicule la transgression initiale appelée “castration”], en abolissant les barres paradigmatiques, abolit le pouvoir de substituer légalement, qui fonde le sens: il n’est plus possible alors d’opposer régulièrement un contraire à un contraire [comme fait la métaphore], un sexe à un autre, un bien à un autre; il n’est plus possible de sauvegarder un ordre de la juste équivalence, en un mot, il n’est plus possible de représenter, de donner aux choses des représentants, individués, séparés, distribués: Sarrasine représente le trouble même de la représentation, la circulation déréglée (pandémique) des signes, des sexes, de la fortune.[333]

 

3.2.4.3. Sarrasine comme “texte-limite”

 

A première vue, le récit de Balzac est un récit “classique”. Il comporte, en effet, tous les ingrédients d’une nouvelle traditionnelle (personnages, psychologie, dialogues, intrigue etc.) et il se conforme aux lois millénaires de la narration (linéarité, suspens etc.). Pourtant, à y regarder de plus près, l’on constate que l’écriture balzacienne repose sur une certaine duplicité: elle oscille entre deux forces contradictoires dont la première est ontologisante et la seconde transgressive, langagière. Quoique le texte balzacien reste tributaire de l’emprise de la “lisibilité” et du “vraisemblable”, il thématise ses propres limites:  le récit “se met en cause et en représentation en tant que récit.”[334] De par sa duplicité même, Sarrasine nous montre que le “réel” n’est qu’une construction langagière qui s’appuie sur des conventions d’énonciation arbitraires mais infranchissables. Emporté par la force métonymique du symbole, le récit balzacien franchit les frontières du “champ symbolique”: il va vers “les limites des règles de l’énonciation” et s’ouvre ainsi au scandale, à l’inouï, au “scriptible”. Selon Barthes, Sarrasine est un de ces textes qui “dans l’œuvre d’un grand écrivain représentent des tentations étranges qui lui font en quelque sorte prévoir la modernité.”[335] Malgré ses intentions purement communicatives et “représentationnelles”, la nouvelle balzacienne se confie à la force productrice des signifiants et laisse entrevoir les “possibilités excessives”[336] du langage. Si, dans un premier temps, elle s’appuie sur le “Doxa”, ce n’est que pour mieux la transgresser par la suite. Là où la littérature purement représentationnelle se contente d’affirmer et de reproduire “ce que le public croit possible”, l’auteur de Sarrasine se laisse emporter par sa propre écriture (il suit son “corps”) de manière à ce que les dichotomies de base du discours endoxal (homme/femme, actif/passif, faux/vrai etc.) s’écroulent sous la pression du symbole. Ainsi, la nouvelle de Balzac s’ouvre au nouveau, à l’“encore innommable” qui, selon Derrida, s’annonce “sous la forme informe, muette, infante et terrifiante de la monstruosité.”[337] Ou de la castration.

 

Plus haut, nous avons indiqué que Barthes aborde la notion de “Doxa” de deux manières différentes. Dans des textes tels que S/Z et Sade, Fourier, Loyola, il la comprend comme un sociolecte particulier qui, à force de répétition, a fini par s’imposer dans la sphère sociale. Dès 1973, Barthes s’intéresse davantage au rôle fondamental de la “Doxa” dans la constitution du “sujet” idéologique. Dans ce qui suit, nous regarderons d’abord comment Barthes en vient à concevoir la notion de “sujet” comme la pierre angulaire de tout discours idéologique. Ensuite, il sera question du Plaisir du texte, ouvrage dans lequel Barthes élabore les bases théoriques d’une “écriture” nouvelle, susceptible d’ébranler le “sujet” sans recourir à la violence inhérente aux systèmes de pensée totalisants.

 

 

4. “Doxa” et “sujet”

 

Selon Barthes, le langage n’est point un médium neutre et transparent à l’aide duquel l’être humain “exprime” ses pensées, mais plutôt une structure autonome et souveraine, antérieure à l’homme et qui le transit tout entier (cf.supra):

 

(…) le langage ne peut être considéré comme un simple instrument, utilitaire ou décoratif de la pensée. L’homme ne préexiste pas au langage, ni phylogénétiquement ni ontogénétiquement. Nous n’atteignons jamais l’état où l’homme serait séparé du langage, qu’il élaborerait alors pour ‘exprimer’ ce qui se passe en lui: c’est le langage qui enseigne la définition de l’homme, non le contraire.[338]

 

Partant de cette idée, Barthes rejette la notion traditionnelle de “sujet”, conçu comme une individualité autonome et entièrement consciente de soi. Plutôt qu’un “cogito” plein et replié sur soi-même, l’homme est un lieu vide où se rencontrent et s’entrecroisent plusieurs systèmes de sens sans qu’un d’entre eux ne l’emporte sur les autres. Pour Barthes, le “sujet” de la philosophie post-cartésienne n’est qu’une illusion, une fiction “imaginaire”. Afin d’en comprendre le fonctionnement et la structure, il nous faut regarder de plus près l’analyse lacanienne du “stade du miroir”.

 

4.1. L’“imaginaire” et l’identification[339]

 

Le “stade du miroir” est une des phases de la constitution du “sujet” qui se situe entre six et dix-huit mois. A cet âge, l’enfant se vit encore comme “corps morcelé”: il ne contrôle pas le mouvement de ses membres et ne fait aucune différence entre son propre corps et le monde extérieur. Placé en présence d’un miroir, un tel enfant lui accorde immédiatement une importance privilégiée. D’abord, il prend l’image spéculaire pour un être réel, mais, finalement, il parvient à y réconnaître son propre corps. Cette reconnaissance va de pair avec une série de gestes où l’enfant “éprouve ludiquement la relation des mouvements assumés de l’image à son environnement reflété, et de ce complexe virtuel à la réalité qu’il redouble.”[340] Selon Lacan, cette réaction “jubilatoire” est due au fait que l’image spéculaire devance le nourrisson dans sa propre maturation et lui permet d’anticiper la “forme totale” de son corps. Grâce à l’identification à sa propre image, l’enfant parvient à se concevoir comme un être autonome, séparé du monde extérieur. Toutefois, la “forme totale” à laquelle l’enfant s’identifie ne lui est donnée que sous forme d’une projection et lui échappe à tout jamais:

 

(…) la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est-elle plus constituante que constituée mais où surtout elle lui apparaît comme un relief de statue qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse, en opposition à la turbulence de mouvements dont il s’éprouve l’animer.[341]

 

La relation d’identification est dite “imaginaire” parce qu’elle comporte nécessairement une part de “méconnaissance”: le “je” de l’identification nie la distance qui le sépare de l’image désirée. L’expérience du miroir nous apprend, en effet, que, dans un premier temps, le nourrisson confond l’image produite par le miroir avec la réalité de son propre corps: il croit coïncider avec l’image spéculaire. Selon Lacan, il en va de même dans l’expérience quotidienne. Chaque fois qu’un individu prend la parole afin de ‘se dire’, il tombe dans le piège de l’identification “imaginaire”. Il croit coïncider avec son propre “imago”[342], c’est-à-dire avec l’image qu’il s’est formée de lui-même. Comme l’expérience du miroir, cette identification “imaginaire” quotidienne est à la fois formatrice et aliénante. D’une part, elle confère à l’individu une certaine “identité”: elle le constitue en tant que “sujet” autonome et lui permet de se distinguer des individus et des objets qui l’entourent. D’autre part, l’identification “imaginaire” instaure une relation de dépendance entre l’homme et l’“imago” qu’en vain il tente de rejoindre.

 

4.2. Le “modèle” du discours idéologique

 

Il est temps de revenir à Barthes et au rapport que celui-ci établit entre la notion de “Doxa” et celle de “sujet”. Dans Système de la Mode, le sémiologue remarque que le discours idéologique s’appuie sur des “modèles”[343] facilement reconnaissables qui sollicitent l’identification (“imaginaire”) de la part du public.[344] Evidemment les “modèles” proposés par les différents discours idéologiques ne sont pas toujours les mêmes: ils varient selon le genre de discours (discours de Mode, discours politique etc.) et selon le public qui est censé s’identifier à eux. Toutefois, dans n’importe quel discours idéologique, l’homme est présenté comme un être libre et entièrement conscient de soi. L’“idéologie”, qui se répand dans la société sous sa forme endoxale, ne fait donc que confirmer et reproduire la fiction “imaginaire” qui constitue les individus en “sujets”. Elle renforce ainsi l’idée selon laquelle l’homme serait un “sujet” autonome, maître de ses actes comme de ses pensées et cela grâce à une présence à soi totale. A l’instar d’Althusser, Barthes affirme que l’idéologie ne saurait être sans la fiction du “sujet”. Elle n’est effective que dans la mesure où l’individu se vit comme “sujet” maître de soi:

 

Dans la catégorie du sujet conscient de soi, l’idéologie bourgeoise représente aux individus ce qu’ils doivent être pour accepter leur propre soumission à l’idéologie bourgeoise, elle les représente comme dotés de l’unité et de la conscience (cette unité même) qu’ils doivent avoir pour unifier leurs différentes pratiques et leurs différents actes sous l’unité de l’idéologie dominante.[345]

 

Tout comme Althusser, Barthes dénonce la notion de “sujet” comme la clef de voûte de tout discours idéologique. Pourtant, tandis que le théoricien marxiste tente d’établir une théorie globale de l’idéologie, susceptible d’intégrer un certain nombre de concepts fondamentaux de la psychanalyse lacanienne[346], Barthes s’engage dans une autre voie. Dans de nombreux articles de la fin des années 60, il exprime une méfiance profonde vis-à-vis de toute théorie systématique qu’elle soit d’inspiration marxiste ou freudienne.[347] A son avis, seul le discours esthétique, seule l’“écriture” est capable d’ébranler le “sujet” sans retomber dans le dogmatisme et la violence inhérents aux grands systèmes de pensée.[348]

 

4.3. Le plaisir du texte

 

L’enjeu du Plaisir du texte est double: d’une part, le texte fournit les concepts de base d’une théorie esthétique centrée autour des notions de “sujet”, de “plaisir” et de “jouissance”, de l’autre, il met en œuvre l’“écriture” du plaisir dont il parle. En effet, l’ouvrage de 1973 illustre  bien ce que nous avons dit, dans le deuxième chapitre, au sujet de l’esthétisation du discours théorique (cf. supra). Il rompt de façon radicale avec les conventions du discours scientifique traditionnel et se présente comme un amalgame de fragments, classés selon l’ordre à la fois arbitraire et conventionnel de l’alphabet. A l’intérieur même des différents fragments, Barthes mêle de façon “joyeuse” les registres et les tons de sorte que l’on peut parler d’une véritable “stéréographie”. Quant aux notions-clefs qui structurent le texte, plutôt que de concepts scientifiques, il s’agit d’“embrayeurs de discours”:

 

Plaisir/jouissance. Dans Le plaisir du texte, l’opposition du plaisir et de la jouissance est un peu une attrape; on propose une sorte de gadget didactique, on offre amicalement une matière superficielle à résumer, à rapporter: donne! donne! Donne-moi, rapporte-moi ta lecture. Ou plutôt: l’opposition ne devient fausse qui si on lui demande des comptes, si on exige d’elle un pouvoir de répartition, un principe de jugement; elle n’est vraie que dans certaines limites, qui ne sont nullement référentielles mais discursives; elle n’existe que par son effacement progressif: ce qu’elle permet de dire et qui reste une fois qu’on oublie. Ne demandez pas à cet os de contenir la moindre moelle, ne l’interrogez pas sous le rapport des œuvres de l’histoire; c’est une opposition desituée, un embrayeur de discours.[349]

 

Loin d’être stable, la dichotomie plaisir/jouissance est tantôt antithétique, tantôt hiérarchique.[350] Or, même lorsqu’il s’agit d’une véritable antithèse, la distinction entre “plaisir” (au sens strict, non-inclusif) et “jouissance” pose des problèmes d’interprétation. Doit-on comprendre la “jouissance” comme un plaisir-limite ou plutôt comme un au-delà du “plaisir”? Il nous semble que Barthes refuse de trancher entre ces deux possibilités d’interprétation. Tantôt il comprend la différence entre “plaisir” et “jouissance” comme une différence de degré, tantôt il parle de deux “forces parallèles” et incommensurables:

 

Le plaisir n’est-il qu’une petite jouissance? La jouissance n’est-elle qu’un plaisir extrême? Le plaisir n’est-il qu’une jouissance affaiblie, acceptée - et déviée à travers un échelonnement de conciliations? La jouissance n’est-elle qu’un plaisir brutal, immédiat (sans médiation)? De la réponse (oui ou non) dépend la manière dont nous raconterons l’histoire de notre modernité. Car si je dis qu’entre le plaisir et la jouissance il n’y a qu’une différence de degré, je dis aussi que l’histoire est pacifiée: le texte de jouissance n’est que le développement logique, organique, historique, du texte de plaisir, l’avant-garde n’est jamais que la forme progressive, émancipée de la culture passée: aujourd’hui sort d’hier (…). Mais si je crois au contraire que le plaisir et la jouissance sont des forces parallèles, qu’elles ne peuvent se rencontrer et qu’entre elles il y a plus qu’un combat: une incommunication, alors il me faut bien penser que l’histoire, notre histoire, n’est pas paisible, ni même peut-être intelligente, que le texte de jouissance y surgit toujours à la façon d’un scandale (…).[351]

 

L’instabilité des concepts de base du discours barthésien n’est point accidentelle. Comme nous l’avons indiqué dans le deuxième chapitre, Barthes veut à tout prix éviter la consistance des grands systèmes de pensée. Il refuse de clôre son discours, de le fonder en système. A partir de 1973, Barthes opte pour une écriture fragmentaire, parataxique et décentrée et s’en remet au lecteur pour y trouver du sens, pour achever ce qu’il entame:

 

Ce qu’il écoutait, ce qu’il ne pouvait s’empêcher d’écouter, où qu’il fût, c’était la surdité des autres à leur propre langage: il les entendait ne pas s’entendre. Mais lui-même? N’entendait-il jamais sa propre surdité? Il luttait pour s’entendre, mais ne produisait dans cet effort qu’une autre scène sonore, une autre fiction. De là à se confier à l’écriture: n’est-elle pas ce langage qui a renoncé à produire la dernière réplique, vit et respire de s’en remettre à l’autre pour que lui vous entende? [352]

 

Cela étant, que signifie cette incessante promotion du “plaisir” de la lecture et de l’écriture dans les textes de années 70? Quel est le rapport entre la théorie barthésienne du “plaisir” textuel et la critique de l’idéologie? La réponse à cette question exige que nous regardions de plus près le lien entre “plaisir”, “communication” et “sujet”.

 

4.3.1. Texte de “plaisir”, texte de “jouissance”

 

Dans son acception générale, la notion de “plaisir” désigne un lieu antérieur à la communication; un espace qui précède la constitution du “sujet”. Au moment où il éprouve le “plaisir” du texte, le lecteur immerge, défait et recompose sa propre subjectivité dans le discours qu’il traverse. Il grappille des bribes de langages de-ci de-là et se refait une identité. Bref, dans le corps à corps avec le texte, le lecteur (conçu comme lieu vide ou s’entrecroisent plusieurs discours; cf. supra) se transforme: il vit dans le texte et s’y réécrit. A partir de cette idée générale du “plaisir”, Barthes distingue deux expériences du texte dont la première porte le nom de “plaisir”[353] et la seconde celui de “jouissance”.

Les textes de “plaisir” provoquent chez le lecteur un certain contentement proche de l’“euphorie”. Dans le “plaisir”, le lecteur éprouve sa propre maîtrise du texte et des codes dont celui-ci se compose: il assimile les différents langages que le texte lui tend. Le lecteur sort d’un tel texte comme un “sujet” nouveau, enrichi et confirmé dans sa maîtrise de la culture. Certes, il se transforme, il se réécrit dans l’activité de la lecture mais selon des registres déjà connus et dont la simple juxtaposition ne menace à aucun moment sa conscience de soi. Les textes de “jouissance” par contre, ne se prêtent pas à l’assimilation. Ils mêlent dans une “transgression joyeuse” des registres de langage dits incommensurables. Ils se moquent des conventions culturelles quant à la hiérarchie des registres et des thèmes de sorte que le lecteur y perd tous les repères. Le texte de “jouissance” confronte le “sujet” avec l’inattendu, l’inouï: il suscite un sentiment de déconfort, de profond désarroi (proche de l’ennui et de la peur):

 

Texte de plaisir: celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance: celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage.[354]

 

La “jouissance” provoquée par certains “textes-limites” trouve, selon Barthes, son origine dans le fait que le lecteur ne maîtrise point le discours dans lequel il s’engage: n’y trouvant aucun centre, aucune structure fixe à laquelle il pourrait s’accrocher, aucun langage fondamental qui ordonne le texte, il se perd dans la libre circulation des écritures qui se rencontrent et se contaminent mutuellement. Ainsi le texte sadien - pour ne citer que l’exemple le plus évident - provoque-t-il un certain trouble chez le lecteur parce qu’il s’y opère une “redistribution”[355] des langages: le discours pornographique y côtoie celui de la philosophie sans que l’un des deux l’emporte sur l’autre. A l’intérieur même de ce discours hétéroclite, l’obscénité du contenu va de pair avec une maîtrise phénoménale de la syntaxe française et des différentes figures rhétoriques. D’où des phrases proprement déroutantes telles que:

 

Obligé de donner l’essor à un membre qu’il ne pouvait plus contenir dans sa culotte, il nous fit naître, en le laissant s’élancer dans l’air, l’idée de ces jeunes arbustes dégagés du lien qui courbe un instant leur cime vers le sol.[356]

 

Ou encore,

 

‘Oui, oui, monseigneur’, dit la Lacroix au vieil archevêque de Lyon, l’homme au chocolat confortatif, ‘et votre Eminence vit bien qu’en ne lui exposant que la partie qu’il désire, j’offre à son libertin hommage le plus joli cul vierge qu’il soit possible d’embrasser.’[357]

 

A l’intérieur du texte sadien, il n’y a plus moyen de distinguer entre le noble et le vil, entre la pornographie et la rhétorique: les différents codes de son écriture sont indissociablement liés l’un à l’autre. De manière générale, l’on retrouve, dans le “texte-limite”, deux “bords” dont le premier est proprement subversif et le second culturel. La “jouissance” ne provient pas de la destruction de l’un par l’autre (de la culture par la violence) mais plutôt de leur coexistence, de leur contamination réciproque:

 

[Dans le texte-limite] deux bords sont tracés: un bord sage, conforme, plagiaire (il s’agit de copier la langue dans son état canonique, tel qu’il a été fixé par l’école, le bon usage, la littérature, la culture), et un autre bord, mobile, vide (apte à prendre n’importe quels contours) qui n’est jamais que le lieu de son effet: là où s’entrevoit la mort du langage. Ces deux bords, le compromis qu’ils mettent en scène, sont nécessaires. La culture ni sa destruction ne sont érotiques; c’est la faille de l’une et de l’autre qui le devient. Le plaisir du texte est semblable à cet instant intenable, impossible, purement romanesque, que le libertin goûte au terme d’une machination hardie, faisant couper la corde qui le pend, au moment où il jouit.[358]

 

Cette coexistence entre la culture et la destruction s’observe bien dans Lois de Philippe Sollers, ouvrage extrêmement violent et subversif, où néanmoins la culture subsiste. Elle est comme le décor de la violence:

 

Dans Lois de Philippe Sollers, tout est attaqué, déconstruit: les édifices idéologiques, les solidarités intellectuelles, la séparation des idiomes et même l’armature sacrée de la syntaxe (sujet/prédicat): le texte n’a plus la phrase pour modèle; c’est souvent un jet puissant de mots, un ruban d’infra-langue. Cependant tout cela vient buter contre un autre bord: celui du mètre (décasyllabique), de l’assonance, des néologismes vraisemblables, des rythmes prosodiques, des trivialismes (citationnels). La déconstruction de la langue est coupée par le dire politique, bordée par la très ancienne culture du signifiant.[359]

 

Selon Barthes, il existe une analogie très nette entre le texte de “jouissance” et le discours de la névrose analysé par Freud. Tout comme le discours névrosé, le texte de “jouissance” se construit par “failles”, par “coupures” et par “collisions”: il va vers les limites du sens mais conserve quelque parenté avec le discours intelligible.

 

La névrose est un pis-aller: non par rapport à la ‘santé’, mais par rapport à l’impossible dont parle Bataille (‘La névrose est l’appréhension timorée d’un fond impossible’, etc.); mais ce pis-aller est le seul qui permet d’écrire (et de lire). On en vient alors à ce paradoxe: les textes, comme ceux de Bataille - ou d’autres - qui sont écrits contre la névrose, du sein de la folie, ont en eux, s’ils veulent être lus, ce peu de névrose nécessaire à la séduction de leurs lecteurs: ces textes terribles sont tout de même des textes coquets. [360]

 

Le désir de l’écrivain névrosé[361] n’a qu’un seul objet, à savoir la langue maternelle. Dans ses écrits, le véritable écrivain joue avec la langue d’une façon obsessionnelle: il innove, enrichit, transforme, déforme et mutilie l’objet de son désir.

 

Nul objet n’est dans un rapport constant avec le plaisir (Lacan, à propos de Sade). Cependant, pour l’écrivain cet objet existe; ce n’est pas le langage, c’est la langue, la langue maternelle. L’écrivain est quelqu’un qui joue avec le corps de sa mère (je renvoie à Pleynet, sur Lautréamont et sur Matisse): pour le glorifier, l’embellir, ou pour le dépecer, le porter à la limite de ce qui du corps, peut être reconnu; j’irai jusqu’à jouir d’une défiguration de la langue, et l’opinion poussera les hauts cris, car elle ne veut pas qu’on ‘défigure la nature.’[362]

 

Dans le contact avec le discours-limite de la “névrose”, le “sujet” se défait. Il se voit confronté avec un discours incontrôlable, un discours qui échappe à sa maîtrise, qui se moque de sa soi-disant “conscience de soi”. Dans la “jouissance” se révèle ce que le “sujet” cherche en vain à refouler: il n’est point transcendant au langage mais constitué par celui-ci. Emporté dans la circulation libre des signifiants, le “sujet” autonome et souverain se transforme en “lieu public” où s’entrecroisent plusieurs langages sans que l’un d’eux l’emporte sur les autres:

 

En moi aussi cela parlait (c’est bien connu), et cette parole dite ‘intérieure’ ressemblait beaucoup au bruit de la place, à cet échelonnement de petites voix qui me venaient de l’extérieur: j’étais moi-même un lieu public, un souk; en moi passaient les mots, les menus syntagmes, les bouts de formules, et aucune phrase ne se formait, comme si c’eût été la loi de ce langage-là. Cette parole à la fois très culturelle et très sauvage était surtout lexicale, sporadique; elle constituait en moi, à travers son flux apparent, un discontinu définitif.[363]

 

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[200] J.-B. Fages, Comprendre Roland Barthes, Toulouse, Privat, coll. “Pensée”, 1979, p. 35.

 

[201] Le degré zéro de l’écriture, OC I, pp. 138-187.

 

[202] Ceci ne signifie nullement que la notion soit entièrement absente des textes publiés entre ’57 et ’65; seulement, elle n’occupe plus le devant de la scène.

 

[203] R. Barthes, Océaniques des idées, FR3, novembre 1970- mai 1971, rediffusion: 8 février 1988.

 

[204] Voir surtout S. Sontag, “preface” dans Writing Degree zero. Translated from the French by Annette Lavers and Colin Smith, New York, Hill and Wang, 1968, pp. vii-xxi; H. Hillenaar, Roland Barthes: existentialisme, semiotiek, psycholanalyse, Assen, Van Gorcum, 1982, pp. 1-6 et M. Moriarty, Roland Barthes, Cambridge, Polity Press, 1991, pp. 31-43.

 

[205] J.-P. Sartre, “Qu’est-ce que la littérature?”, dans Situations II. Qu’est-ce que la littérature, Paris, Gallimard, coll. Nrf, 1975, pp. 54-330.

 

[206] Henk Hillenaar signale, à juste titre, que Barthes emprunte bon nombre de notions-clefs à l’idiome existentialiste, même lorsqu’il exprime des idées nouvelles: “Veel sleutelwoorden van het existentialisme zijn frequent aanwezig. Termen als ‘keuze’, ‘project’, ‘vrijheid’, ‘engagement’, ‘geschiedenis’, en zelfs ‘humanisme’, die in het latere werk van Barthes praktisch ontbreken - in ieder geval in de betekenis die ze hier hebben - worden veelvuldig gebruikt. Ook nieuwe ideeën in De Nulgraad worden vertaald in dit existentialistisch jargon.”; H. Hillenaar, op. cit., 1982, p. 2.

 

[207] Voir surtout “Présentation des Temps Modernes” et “La nationalisation de la littérature”, dans J.-P. Sartre, op. cit., pp. 8-30 et 31-53.

 

[208] Sartre utilise le terme barrière: “Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers, comme s’il n’appartenait pas à la condition humaine et que, venant des hommes, il rencontrât d’abord la parole comme une barrière.”(Ibidem, p. 65; nous soulignons.)

 

[209] Ibidem, p. 64; Sartre souligne.

 

[210] Ibidem, p. 73.

 

[211] Ibidem, p. 74.

 

[212] Ibidem, pp. 73-74.

 

[213] Ibidem, p. 76. Un peu plus loin, Sartre s’en prend à Giraudoux qui prône le primat de la forme: “Je sais que Giraudoux disait: ‘La seule affaire est de trouver son style, l’idée vient après.” Mais il avait tort: l’idée n’est pas venue. (…) de même que la physique soumet aux mathématiciens des problèmes nouveaux qui les obligent à produire un symbolisme neuf, de même les exigences toujours neuves du social ou de la métaphysique engagent l’artiste à trouver une langue neuve et des techniques nouvelles.”

 

[214] Ibidem, p. 75.

 

[215] Le terme est de Sartre; cf. Ibidem, p. 165 et passim.

 

[216] L’on retrouve le même raisonnement chez d’autres opposants du formalisme littéraire et notamment chez Léon Trotsky. Dans ses écrits sur la littérature, Trotsky s’en prend aux poètes futuristes et aux théoriciens formalistes qui, à son avis, subordonnent la communication à la forme littéraire de l’œuvre. Bien que les écrits métalittéraires de Trotsky fussent inconnus de Sartre au moment où il rédigeait Qu’est-ce que la littérature? (Ils n’ont été traduits en français qu’en 1964), il est frappant d’y voir se développer les mêmes schémas de pensée: sur bon nombre de points, Trotsky invoque les mêmes arguments que Sartre. Le philosophe existentialiste a donc beau s’attaquer au marxisme orthodoxe du parti russe (cf. …, texte qui date de 19??), entre la conception marxiste de la littérature et celle de Sartre, la différence n’est pas très grande. Cf. L. Trotsky, Littérature et révolution. Traduit du russe par P. Frank, C. Ligny et J.-J. Marie, Paris, Eds. Christian Bourgois, coll. 10/18, 1964.

 

[217] J.-P. Sartre, op. cit., p. 117.

 

[218] Ibidem, p. 155.

 

[219] Ibidem, p. 156.

 

[220] Ibidem, p. 159; Sartre souligne.

 

[221] Ibidem, p. 163.

 

[222] Ibidem, p. 166.

 

[223] Ibidem, p. 166.

 

[224] Ibidem, p. 166.

 

[225] Ibidem, pp. 165-166.

[226] Le degré zéro de l’écriture, OC I, p. 171.

 

[227] Ibidem, p. 182; nous soulignons.

 

[228] Sur ce point, Stephen Heath s’exprime de la sorte: “Institution, la littérature (‘la Littérature’) se révèle facilement comme l’élaboration d’une parole mythique: elle se fait sur le langage qui devient ainsi le support d’une nouvelle signification, celle justement de ‘littérature’. (…) Le passage de la littérature par le système du mythe en vient à instaurer une clôture, à la retrancher de l’histoire pour la transformer en valeur essentielle.” Cf. S. Heath, Vertige du déplacement. Lecture de Barthes, Paris, Fayard, coll. “Digraphe”, 1974, p. 32.

 

[229] L’opposition entre signifier et signaler préfigure en quelque sorte celle entre dénotation et connotation que Barthes empruntera plus tard à Hjemslev.

 

[230] Le degré zéro de l’écriture, OC I, p. 145.

 

[231] Ibidem, p. 145.

 

[232] Ibidem, p. 147.

 

[233] Ibidem, pp. 147-148.

 

[234] Ibidem, p. 185-186.

 

[235] Ibidem, p. 148.

 

[236] Ibidem, p. 148.

 

[237] Ibidem, p. 180.

 

[238] Ibidem, p. 155.

 

[239] Ibidem, p. 156.

 

[240] Ibidem, p. 156; Barthes souligne.

 

[241] Ibidem, p. 156-157. Dans “Le Mythe, aujourd’hui”, Barthes reprend cette analyse et compare la structure du récit classique à celle du mythe contemporain. Dans le premier chapitre, nous avons vu que le mythe est vécu comme une parole innocente, non pas parce que sa signification se cache mais plutôt parce qu’elle se présente comme évidente, naturelle. (Cf. supra) Ainsi va-t-il du récit classique: il véhicule un sens spécifique, une certaine conception de l’ordre social, et en même temps il s’innocente, se naturalise par un recours au mythe de la Littérature universelle.

 

[242] Ibidem, p. 157.

 

[243] Ibidem, p. 139.

 

[244] Ibidem, p. 173.

 

[245] Ibidem, p. 173.

 

[246] Mythologies, OC I, p. 703; nous soulignons.

 

[247] Le degré zéro de l’écriture, OC I, p. 172.

 

[248] Dans Mythologies, Barthes insistera sur les effets néfastes de l’admiration tautologique pour la pensée critique. Cf. “Racine est Racine”, dans Mythologies, OC I, pp. 621-622.

 

[249] Cf. S. Sontag, op. cit., p. x : “Considered as a polemic, Barthes is challenging the most intelligent version of the theory of literature’s obligation to be socially committed, that theory having always entailed some attack, overt or implicit, on the tradition of modernist literature.”; nous soulignons.

 

[250] Le degré zéro de l’écriture, OC I, p. 185.

 

[251] Sur l’attitude ambiguë de Kant vis-à-vis de l’autonomie de l’art voir K. Geldof, “L’insoutenable littérarité de la littérature. Réalisme métaphysique et marxisme spectral chez Charles Taylor.” (surtout 2. Intermède transcendental I: schizofrénie) dans ???

 

[252] Voir surtout “La paix culturelle” (OC II, pp. 1188-1191), “La division des langages” (OC II, pp. 1599-1609) et “La guerre des langages” (OC II, pp. 1610-1613).

 

[253] “La division des langages”, OC II, p. 1604.

 

[254] “La paix culturelle”, OC II, p. 1188. On retrouve ici l’idée de base du Degré zéro de l’écriture: la division de la société coïncide avec une division de langages. (cf. supra). Comme nous allons le voir plus loin, le dernier Barthes reprend un grand nombre de thèmes de son premier livre. Quoique la perspective ait manifestement changé (il passe d’une théorie de l’engagement à une éthique de l’écriture), l’on ne saurait donc parler de rupture. A notre avis, il vaut mieux parler de déplacement (Cf. Introduction).

 

[255] “La division des langages”, OC II, p. 1605; Barthes souligne.

 

[256] Voir e.a. Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 130.

 

[257] Pour Barthes, le stéréotype est un énoncé arbitraire qui, à force de répétition, passe pour vrai, voire même évident. Le stéréotype a en quelque sorte oublié sa propre nature linguistique et son arbitrarité en tant qu’énoncé: “il [le stéréotype]se prend au sérieux, il se croit plus proche de la vérité parce qu’indifférent à sa nature de langage”.(“Ecrivains, intellectuels, professeurs”, OC II, p. 1199.)

 

[258] Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 188; Barthes souligne.

 

[259]“La division des langages”, OC II, p. 1607.

 

[260] Ibidem, p. 1607.

 

[261] En ce qui concerne la psychanalyse et le marxisme, Barthes est surtout frappé par ce qu’il appelle les “figures de récupération” qui leur permettent d’intégrer l’Autre (l’ennemi, celui qui n’est pas d’accord) dans leur propre système. Ainsi, le marxiste comprend-il toute opposition à son propre discours comme une opposition bourgeoise. Il en va de même pour le psychanalyste qui interprète toute dénégation comme un aveu implicite: “Il [Barthes ] se représentait le monde du langage (la logosphère) comme un immense et perpétuel conflit de paranoïas. Seuls survivent les systèmes (les fictions, les parlers) assez inventifs pour produire une dernière figure, celle qui marque l’adversaire sous un vocable mi-scientifique, mi-éthique, sorte de tourniquet qui permet à la fois de constater, d’expliquer, de condamner, de vomir, de récupérer l’ennemi, en un mot, de le faire payer. Ainsi, entre autres, de certaines vulgates: du parler marxiste, pour qui toute opposition est une opposition de classe; du psychanalytique, pour qui toute dénégation est aveu (…)”, Le Plaisir du texte, OC II, p. 1508; Barthes souligne.

 

[262] “La division des langages”, OC II, p. 1607.

 

[263] L’analyse que nous avons présentée dans le premier chapitre va dans le même sens; cf. supra.

 

[264] Cf. S. Heath, Vertige du déplacement. Lecture de Barthes, Paris, Fayard, coll. “Digraphe”, pp. 83-92.

 

[265] Quant à la notion de force, cf. “Force et signification” dans J. Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Eds. du Seuil, coll. Points Essais, 1967, pp. 9-49.

 

[266] Voir surtout les deux premiers textes consacrés à Philippe Sollers (“Drame, poème, roman” (la réédition annotée de 1968) et “Le refus d’hériter” dans Sollers écrivain, OC III, pp. 931-945 et 947-949) mais aussi l’entretien avec Raymond Bellour de 1967, intitulé “Sur le ‘Système de la Mode’ et l’analyse structurale des récits”; OC II, pp. 453-461.

 

[267] L’expression est de Barthes, cf. S/Z, OC II, p. 557.

 

[268] Le premier structuralisme littéraire, inspiré par les travaux de Propp et de Lévi-Strauss, faisait, en effet, appel à des universaux narratifs, à “une langue du récit” dont seraient issus toutes les fables, tous les contes et toutes les histoires de la littérature mondiale.

 

[269] S/Z, OC II, p. 557.

 

[270] Dans le premier article sur Sollers (publié en 1965 et réédité en 1968), Barthes insiste déjà sur l’aspect autoritaire du structuralisme littéraire et sur la nécessité de dépasser ses cadres de lectures : “(…)l’analyse du récit ne peut être complice d’une autorité qui accrédite l’idée d’une normalité humaine, même si c’est pour en célébrer les écarts et les transgressions.” (“Drame, poème, roman”, dans Sollers écrivain, OC III, p. 933; Barthes souligne.)

 

[271] S. Heath, op. cit., p. 90.

 

[272] S/Z, OC II, p. 557.

 

[273] “La mort de l’auteur”, OC II, p. 493.

 

[274] S/Z, OC II, p. 568.

 

[275] S/Z, OC II, p. 557.

 

[276] Voir e.a. “La lutte avec l’ange”, OC II, pp. 1443-1453.

 

[277] “La lutte avec l’ange”, OC III, p. 1444.

 

[278] J. Kristeva,  “Le texte clos”, dans Shmeiwtikh. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Eds. du Seuil, coll. “Tel Quel”, p. 113.

 

[279] J. Kristeva, “Pour une sémiologie des paragrammes”, dans op. cit., p. 181.

 

[280] Cf. S/Z, OC II, p. 558 et passim.

 

[281] Cf. supra: “Chapitre deuxième: l’esthétisation du discours théorique”, surtout “3. Le réemploi du discours savant: Barthes et Bataille”. Même si, à plusieurs reprises, Barthes rattache la notion de “scriptible” à celle d’“avant-garde”, les deux concepts ne se recoupent pas entièrement: à y regarder de plus près, certains textes dits d’avant-garde sont, selon Barthes, on ne peut plus conventionnels et “lisibles”. Il en va de même pour la notion de “lisible” qui, malgré ce que semblent suggérer certains passages de S/Z, ne coïncide pas entièrement avec celle de “littérature classique”: même dans les textes les plus “classiques” (ceux de Balzac par exemple), l’on trouve du “scriptible”. Dans plusieurs entretiens du début des années 70, Barthes insiste lui-même sur le caractère théorético-utopique du “scriptible”. Selon son propre dire, le “scriptible” est “un objet utopique qui secoue notre usage de la lecture” et qui ouvre un champ d’investigations nouvelles justement parce qu’il nous permet d’interroger la littérature sur les conditions de sa “lisibilité”; “Un univers articulé de signes vides”, OC II, p. 999.

 

[282] Sur l’acception spécifique que prend ce terme dans le discours barthésien voir le deuxième chapitre “L’esthétisation du discours théorique”; cf. supra.

 

[283] Le terme est de Barthes; cf. S/Z, OC II, p. 557 et passim.

 

[284] Ibidem, p. 557.

 

[285] Dans un texte de 1966, intitulé “Pour une sémiologie des paragrammes”, Kristeva rappelle que le verbe “lire” avait “pour les Anciens” une signification active: “‘Lire’ était aussi ‘ramasser’, ‘cueillir’, ‘épier’, ‘reconnaître des traces’, ‘prendre’ ‘voler’. ‘Lire’ dénote, donc, une participation agressive, une active appropriation de l’autre.”; J. Kristeva, “Pour une sémiologie des paragrammes”, dans op. cit., p. 181.

 

[286] “Ecrire la lecture”, OC II, p. 962.

 

[287] S/Z, p. 562.

 

[288] Barthes vise avant tout la critique universitaire centrée sur la figure de l’auteur qu’elle considère comme l’origine et la fin, l’alpha et l’omega du sens.  Il s’en prend également (du moins selon Heath) aux divers courants formalistes qui continuent à considérer le texte littéraire comme un message adressé de l’auteur au lecteur sur fond d’un code linguistique (Jakobson). Quoique le formalisme de Jakobson reconnaisse l’existence de la “fonction poétique” (l’attention portée à la matérialité du signe), elle reste prise dans l’idéologie de la communication qui dégrade la lecture au niveau de la simple consommation d’un message préétabli. Cf. S. Heath, op. cit., p. 149-151.

 

[289] J. Kristeva, “La productivité dite texte”, dans op. cit., p. 213.

 

[290] “Des textes scriptibles, il n’y a peut-être rien à dire.”; S/Z, OC III, p. 558.

 

[291] Ibidem, p. 558.

 

[292] Ibidem, p. 558.

 

[293] Ibidem, p. 558 et passim.

 

[294] Ibidem, p. 558.

 

[295] Ibidem, p. 559.

 

[296] Pour une critique de cette position, voir Critique et Vérité, OC II, pp. 16-51.

 

[297] Ibidem, p. 560.

 

[298] Ibidem, p. 560.

 

[299] Ibidem, p. 560.

 

[300] Ibidem, p. 560.

 

[301] Ibidem, p. 560.

 

[302] Ibidem, p. 560.

 

[303] Le terme est de Barthes; cf. Ibidem, p. 568 et passim.

 

[304] Ibidem, p. 563, et passim.

 

[305] S. Heath, op. cit., p. 92.

 

[306] Les termes “effleurer” et “creuser” sont de Barthes. Il les utilise souvent dans les textes des années 70.

 

[307] S/Z, OC II, p. 562.

 

[308] Ibidem, p. 559.

 

[309] Ibidem, p. 567.

 

[310] Ibidem, pp. 567.

 

[311] S. Heath, op. cit., p. 98.

 

[312] Ibidem, pp. 605-606.

 

[313] De manière générale, le terme “fonction”  désigne “une unité de contenu” qui a le pouvoir de se rapporter à d’autres “unités de contenu” éparpillées par tout le texte. Pourtant, dans la terminologie barthésienne, le terme “fonction” a, à côté de ce sens général, un sens plus spécifique: il désigne alors les “unités fonctionnelles” (les “fonctions” au sens large du terme) de type “distributionnel”, c’est-à-dire celles qui ont pour corrélat une unité du même niveau. Ainsi par exemple, “l’achat d’un revolver” est-il une “fonction” puisqu’il a pour corrélat “le moment où l’on s’en servira”. Dans son acception restreinte, la notion de “fonction” s’oppose à celle d’“indice” qui désigne les “unités fonctionnelles” de type “intégratif”, c’est-à-dire celles qui ont pour corrélat une unité d’un autre niveau: “pour comprendre ‘à quoi sert’ une notation indicielle, il faut passer à un niveau supérieur (actions des personnages ou narration), car c’est seulement là que se dénoue l’indice (…).” Ainsi, l’énoncé “Bond souleva l’un des quatre récepteurs” est-il un “indice”: il indique que Bond est membre d’une organisation riche et bien organisée; Cf. “Introduction à l’analyse structurale des récits”, OC II, pp. 74-103 (pp. 80-83 pour les citations et les exemples).

 

[314] Ibidem, p. 566. Barthes emprunte le terme “proaïrésis” à Aristote chez qui il se réfère au choix des actions à entreprendre.

 

[315] Ibidem, p. 567.

 

[316] Le texte “lisible” est comme une surface lisse que l’on parcourt des yeux sans jamais rencontrer un obstacle. Lire, dans le cadre du texte “lisible”, signifie continuer, aller de nom en nom, sans jamais relever la tête, sans jamais s’interroger sur l’activité de la lecture.

 

[317] Les expressions “codes de référence” et “codes culturels” sont des expressions synomiques.

 

[318] Ibidem, p. 567.

 

[319] S. Heath, op. cit., p. 99.

 

[320] S/Z, OC II, p. 694.

 

[321] Mythologies, OC I, p. 703.

 

[322] Voir F. Flahaut, “Sur S/Z et l’analyse structurale des récits”, dans Poétique n° 47, septembre 1981, pp. 303-314.

 

[323] S/Z, OC II, p. 566.

 

[324] Ibidem, p. 600.

 

[325] Ibidem, p. 600.

 

[326] En guise d’illustration, il nous paraît utile d’appliquer la terminologie barthésienne à Zambinella. En tant que “personnage” il est doté de ses propres caractéristiques (psychologiques, physionomiques et autres); Zambinella est le nom donné à un ensemble de sèmes. En tant que “figure” il occupe, au début de l’histoire, la position du “châtré” (Zambinella est un castrat) et, au moment où Sarrasine découvre son ‘secret’ celle du “châtrant” (Sarrasine est lui-même châtré par sa découverte). Il oscille donc entre deux positions antagonistes mais complémentaires.

 

[327] Voir J. Lacan, “L’instance de la lettre dans l’inconscient, ou La raison depuis Freud”, dans Ecrits I, Paris, Eds. du Seuil, 1966, pp. 249-289 et R. Jakobson, N. Ruwet (trad.), “Deux aspects du langage et deux types d’aphasie”, dans Essais de linguistique générale, Paris, Eds. de Minuit, pp. 43-67.

 

[328] Ainsi, la “figure” de Sarrasine peut-elle être lue comme une métaphore de la jeune femme qui, au début du récit, ordonne le narrateur anonyme à raconter l’histoire de Zambinella. Cette substitution des protagonistes est, en effet, fondée sur un lien d’analogie: tout comme Sarrasine, la jeune fille est hantée par le “personnage” de Zambinella (le vieillard) dont elle veut connaître le secret.

 

[329] Le terme est de Barthes (emprunté à Lacan). Voir e.a. le fragment intitulé “S/Z” dans S/Z, OC II, p. 626.

 

[330] Dans la terminologie barthésienne, le terme “corps” désigne le lieu où les notions de “personnage” et de “figure” se rejoignent. En effet, le “corps”  constitue à la fois l’enveloppe des caractéristiques (caractéristiques psychologiques, physionomiques et autres) propres à un “personnage”, et le point de départ de toute interaction entre les “figures” du texte. (Ainsi par exemple, le “corps” (idéalisé) de Zambinella est pour Sarrasine un objet de désir, un pôle d’attraction. C’est d’ailleurs ce même “corps” (sous sa forme mutilée) qui va mener à la perte de Sarrasine au moment où il découvre son secret.) Cette duplicité de la notion de “corps” est fondamentale pour un texte tel que Roland Barthes par lui-même. Dans cet ouvrage, la notion de “corps” désigne, à notre avis, le lieu où se nouent l’ordre de l’identification “imaginaire” (le “corps” comme lieu d’unité) et l’ordre “symbolique” (le “corps” morcellé, fétichiste tel qu’il passe dans le discours). Malheureusement, nous ne pourrons développer davantage cette hypothèse.

 

[331] S. Heath, op. cit., p. 100.

 

[332] Caché dans l’embrasure d’une fenêtre, il s’installe “à limite intérieure de l’adversion” et abolit donc le “mur” de l’antithèse dont la fonction consiste justement à instaurer une opposition irréductible entre le jardin et le salon;  S/Z, OC II, p. 572. Plus haut, nous avons indiqué que la “figure” de Sarrasine peut être considérée comme la transposition métaphorique de la jeune femme qui écoute le narrateur. Le narrateur lui-même est représenté métaphoriquement par la “figure” de Zambinella: tout comme cette dernière, il occupe une position “hétéroclite” à l’intérieur même de la grille paradigmatique. (Dans “Les sorties du texte” (cf. supra pour la référence exacte), Barthes nous rappelle que, étymologiquement, “hétéroclite” veut dire: “qui penche d’un côté et d’un autre”).

 

[333] S/Z, OC II, p. 700.

 

[334]L’express va plus loin avec… Roland Barthes”, OC II, p. 1017.

 

[335] “Critique et autocritique”, OC II, p. 993.

 

[336] L’expression est de Bataille. (Cf. G. Bataille, Le bleu du ciel, dans Oeuvres Complètes …)

 

[337] L’expression est de Derrida. (Cf. J. Derrida, “La structure, le signe et le jeu dans le discours de sciences humaines”, dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, p. 428.)

 

[338] “Ecrire, verbe instransitif”, OC II, p. 974.

 

[339] Sans entrer dans les détails, nous examinerons dans ce paragraphe les moments-clef de l’analyse lacanienne du “stade de miroir”. (Cf. J. Lacan, “Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique”, dans Ecrits I, Seuil, coll. “Points”, 1970, pp. 89-97.) Pour plus de détails quant au véritable enjeu de cette analyse à l’intérieur même de la psychanalyse lacanienne, voir P. Van Haute, Psychoanalyse en Filosofie. Het imaginaire en het symbolische in het werk van Jacques Lacan, Leuven, Peeters, 1991, pp. 47-63.

 

[340] Ibidem, p. 90.

 

[341] Ibidem, p. 91.

 

[342] Le terme est de Lacan; cf. Ibidem, p.

 

[343] Le terme est de Barthes; cf. Système de la Mode, OC II, pp. 338-345.

 

[344] On retrouve ici l’idée selon laquelle l’idéologie sollicite activement son public, idée déjà présente dans la postface théorique à Mythologies (Cf. supra).

 

[345] L. Althusser, “Marx et Freud”, dans Ecrits sur la psychanalyse. Freud et Lacan, Paris, Eds. STOCK/IMEC, 1993, pp. 234-235; Althusser souligne.

 

[346] “Idéologie et API” + “Freud et Marx” + autres.

 

[347] Cf. supra.

 

[348] Le rapport entre Barthes et la psychanalyse lacanienne est, en effet, des plus ambigus. A plusieurs reprises, Barthes thématise lui-même cette ambiguïté. Ainsi par exemple dans Roland Barthes par lui-même où il déclare: “Son rapport à la psychanalyse n’est pas scrupuleux (sans qu’il puisse pourtant se prévaloir d’aucune contestation, d’aucun refus). C’est un rapport indécis.”; Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 209; Barthes souligne. Ou encore, dans Le plaisir du texte: “(Le monument psychanalytique doit être traversé - non contourné, comme les voies admirables d’une très grande ville, voies à travers lesquelles on peut jouer, rêver, etc.: c’est une fiction.)”; Le plaisir du texte, OC III, p. 1524.

 

[349] “Supplément”, OC II, p. 1589.

 

[350] Rappelons le passage où Barthes thématise lui-même cette instabilité de la dichotomie: “Plaisir du texte, texte de plaisir: ces expressions sont ambiguës parce qu’il n’y a pas de mot français pour couvrir à la fois le plaisir (le contentement) et la jouissance (l’évanouissement). Le ‘plaisir’ est donc ici (et sans pouvoir prévenir) tantôt extensif à la jouissance, tantôt il lui est opposé. Mais cette ambiguïté, je dois m’en accomoder; car d’une part, j’ai besoin d’un ‘plaisir’ général, chaque fois qu’il me faut référer à un excès du texte, à ce qui, en lui, excède toute fonction (sociale) et tout fonctionnement (structural); et d’autre part, j’ai besoin d’un ‘plaisir’ particulier, simple partie du Tout-plaisir, chaque fois qu’il me faut distinguer l’euphorie, le comblement, le confort (sentiment de répétition où la culture pénètre librement), de la secousse, de l’ébranlement, de la perte, propres à la jouissance.”; Le plaisir du texte, OC II, p. 1503-1504; Barthes souligne.

 

[351] Ibidem, p. 1504.

 

[352] Roland Barthes par lui-même, OC III, p. 226; Barthes souligne.

 

[353] Comme nous venons de voir, le terme “plaisir” n’est pas exempt d’une certaine ambiguïté: tantôt il désigne une expérience qui englobe la “jouissance”, tantôt une expérience qui s’oppose à celle-ci; cf. supra.

 

[354] Le plaisir du texte, OC II, p. 1501.

 

[355] Barthes emprunte ce terme à Kristeva; cf. Ibidem, p. 1497 et J. Kristeva, “Le texte clos”, dans Shmeiwtikh. Recherches pour une sémanalyse, Paris, Seuil, coll. “Tel Quel”, p. 113.

 

[356] Cité dans Sade, Fourier, Loyola, OC II, p. 1147.

 

[357] Cité dans Ibidem, p. 1063.

 

[358] Le plaisir du texte, OC II, p. 1497; Barthes souligne.

 

[359] Ibidem, p. 1497.

 

[360] Ibidem, p. 1496; Barthes souligne.

 

[361] Tout “écrivain” - le terme est à prendre au sens que Barthes lui donne dans “Ecrivains et écrivants” (cf. supra) - est, selon Barthes, un “névrosé”: il n’est ni absolument fou, ni complètement normal: “Tout écrivain dira donc: fou ne puis, sain ne daigne, névrosé je suis.”;Ibidem, p. 1496; Barthes souligne.

 

[362] Ibidem, p. 1513; Barthes souligne.

 

[363] Ibidem, p. 1519; Barthes souligne.